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« Ô Dieu, notre Dieu ! Reçois les témoins de la foi et de la vérité, les compagnons de Moulay bou Azza, de Bekkaïa, les compagnons des Goudfia, écoute les paroles du souvenir telles que les a dictées notre Seigneur le cheikh Ma el Aïnine ! »

La rumeur de la foule se transforma soudain en cris :

« Gloire à notre cheikh Ma el Aïnine, gloire à l’envoyé de Dieu !

« Gloire à Ma el Aïnine ! Gloire aux compagnons des Goudfia ! »

« Ô Dieu, écoute le souvenir de son fils, le cheikh Ahmed, celui qu’on appelle ech Chems, le Soleil, écoute le souvenir de son fils Ahmed ed Dehiba, celui qu’on appelle Parcelle d’Or, Moulay Hiba, notre vrai roi ! »

« Gloire à eux ! Gloire à Moulay Hiba, notre roi ! »

Maintenant l’ivresse avait repris les hommes, et la voix rauque du jeune homme semblait réveiller la colère et chasser la fatigue.

« Ô Dieu, notre Dieu, sois content de tes compagnons et de tes suivants ! Les hommes de la gloire et de la grandeur, que Dieu soit content d’eux ! Les hommes de l’amour et de la vérité, que Dieu soit content d’eux ! Les hommes de la fidélité et de la pureté, que Dieu soit content d’eux ! Les seigneurs, les nobles, les guerriers, que Dieu soit content d’eux ! Les saints, les bénis, les serviteurs de la foi, que Dieu soit content d’eux ! Les pauvres, les errants, les misérables, que Dieu soit content d’eux ! Que Dieu nous accorde sa grande bénédiction ! »

La rumeur de la foule grandissait, et les murs des maisons résonnaient, tandis que les voix criaient les noms, les inscrivaient pour toujours dans la mémoire, sur la terre froide et nue et dans le ciel constellé.

« Que la grande bénédiction du Seigneur l’Envoyé de Dieu soit sur nous, ô Dieu, et celle de l’Envoyé Ilias, la bénédiction d’El Khadir qui but à la source même de la vie, ô Dieu, et la bénédiction d’Ouways Qarni, ô Dieu, et celle du grand Abd el Qâdir al Jilani, le saint de Bagdad, l’Envoyé de Dieu sur la terre, ô Dieu… »

Les noms éclataient dans le silence de la nuit, au-dessus de la musique qui murmurait et bougeait, imperceptible comme un souffle.

« Tous les gens de la terre, et les gens de la mer, ô Dieu, les gens du Nord, les gens du Sud, ô Dieu. Les gens de l’Est, les gens de l’Ouest, ô Dieu. Les gens du ciel, les gens de la terre, ô Dieu… »

Les paroles du souvenir étaient les plus belles, celles qui venaient du plus lointain du désert, et qui retrouvaient enfin le cœur de chaque homme, de chaque femme, comme un ancien rêve qui recommence.

« Donne-nous, ô Dieu, la grande bénédiction des seigneurs, Abou Yaza, Yalannour, Abou Mahdi, Maarouf, Al Jounaïd, Al Hallaj, Al Chibli, les grands seigneurs saints de la ville de Bagdad… »

La lumière de la lune apparaissait lentement au-dessus des collines de pierres, à l’est de la Saguiet, et Nour la regardait en balançant son corps, les yeux immobiles devant la profondeur du ciel noir. Au centre de la place, le cheikh Ma el Aïnine était toujours penché sur lui-même, très blanc, presque fantomatique. Seuls ses doigts maigres bougeaient, égrenant le chapelet d’ébène.

« Donne-nous, ô Dieu, la bénédiction des seigneurs, Al Halwi, celui qui dansait pour les enfants, Ibn Haouari, Tsaouri, Younous ibn Obaïd, Baçri, Abou Yazrd, Mohammed as Saghir as Souhaïli qui enseigna la parole du grand Dieu, Abdesselaam, Ghazâli, Abou Chouhaïb, Abou Mandi, Malik, Abou Mohammed Abdelazziz ath Thobba, le saint de la ville de Marrakech, ô Dieu ! »

Les noms étaient l’ivresse même du souvenir, comme s’ils étaient pareils aux yeux des constellations, et que de leur regard perdu venait la force, ici, sur la place glacée où les hommes étaient rassemblés.

« Dieu, ô Dieu, donne-nous la bénédiction de tous les seigneurs, les compagnons, les suivants, l’armée de ta victoire, Abou Ibrahim Tounsi, Sidi bel Abbas Sebti, Sidi Ahmed el Haritsi, Sidi Jakir, Abou Zakri Yahia an Nawâni, Sidi Mohammed ben Issa, Sidi Ahmed er Rifaï, Mohammed bel Sliman al Jazoûli, le grand seigneur, l’envoyé de Dieu sur cette terre, le saint de la ville de Marrakech, ô Dieu ! »

Les noms allaient et venaient sur toutes les lèvres, noms d’hommes, noms d’étoiles, noms des grains de sable dans le vent du désert, noms des jours et des nuits sans fin, au-delà de la mort.

« Dieu, ô Dieu, donne-nous la bénédiction de tous les seigneurs de la terre, ceux qui ont connu le secret, ceux qui ont connu la vie et le pardon, les vrais seigneurs de la terre, de la mer et du ciel, Sidi Abderrhaman, celui qu’on appelait Çahabi, le compagnon du prophète, Sidi Abdelqâdir, Sidi Embarek, Sidi Belkheir qui tira du lait d’un bouc, Lalla Mançoura, Lalla Fathima, Sidi Ahmed al Haroussi, qui répara une cruche cassée, Sidi Mohammed, celui qu’on appelait Al Azraq, l’Homme Bleu, qui enseigna la voie au grand cheikh Ma el Aïnine, Sidi Mohammed ech Cheikh el Kaamel, le parfait, et tous les seigneurs de la terre, de la mer et du ciel… »

Le silence est revenu encore, plein d’ivresse et de lueurs. Par moments, la musique des chalumeaux s’élançait à nouveau, glissait, puis s’éteignait. Les hommes se levaient et marchaient vers les portes de la ville. Seul, Ma el Aïnine ne bougeait pas, penché vers le sol, regardant le même point invisible sur la terre éclairée par la lumière blanche de la lune.

Quand la danse a commencé, Nour s’est levé et s’est joint à la foule. Les hommes frappaient le sol dur sous leurs pieds nus, sans avancer ni reculer, serrés en un large croissant qui barrait la place. Le nom de Dieu était exhalé avec force, comme si tous les hommes souffraient et se déchiraient au même instant. Le tambour de terre marquait chaque cri :

« Houwa ! Lui !… »

et les femmes criaient en faisant trembler leur glotte.

C’était une musique qui s’enfonçait dans la terre froide, qui allait jusqu’au plus profond du ciel noir, qui se mêlait au halo de la lune. Il n’y avait plus de temps, à présent, plus de malheur. Les hommes et les femmes frappaient le sol de la pointe du pied et du talon, en répétant le cri invincible :

« Houwa ! Lui !… Hayy !… Vivant !… »

la tête tournée à droite, à gauche, à droite, à gauche, et la musique qui était à l’intérieur de leur corps traversait leur gorge et s’élançait jusqu’au plus lointain de l’horizon. Le souffle rauque et saccadé les portait comme un vol, les enlevait au-dessus du désert immense, le long de la nuit, vers les taches pâles de l’aurore, de l’autre côté des montagnes, sur le pays de Souss, à Tiznit, vers la plaine de Fès.

« Houwa ! Lui !… Dieu !… » criaient les voix rauques des hommes, ivres du bruit sourd des tambours de terre et des accents des flûtes de roseau, tandis que les femmes accroupies balançaient leur torse en frappant avec leurs paumes les lourds colliers d’argent et de bronze. Leur voix tremblait par instants comme celle des flûtes, à la limite de la perception humaine, puis s’arrêtait d’un coup. Alors les hommes reprenaient leur martèlement, et le bruit déchirant de leur souffle résonnait sur la place :

« Houwa ! Lui !… Hayy ! Vivant !… Houwa ! Hayy ! Houwa ! Hayy ! »