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Elle joint ses mains autour de ses genoux, elle se balance un peu d’avant en arrière, puis sur les côtés, en chantonnant une chanson en français, une chanson qui dit seulement :

« Méditerra-né-é-e… »

Lalla ne sait pas ce que cela veut dire. C’est une chanson qu’elle a entendue à la radio, un jour, et elle n’a retenu que ce mot-là, mais c’est un mot qui lui plaît bien. Alors, de temps en temps, quand elle se sent bien, qu’elle n’a rien à faire, ou quand elle est au contraire un peu triste sans savoir pourquoi, elle chante le mot, quelquefois à voix basse pour elle, si doucement qu’elle s’entend à peine, ou bien très fort, presque à tue-tête, pour réveiller les échos et pour faire partir la peur.

Maintenant, elle chante le mot à voix basse, parce qu’elle est heureuse. Les grosses fourmis rouges à tête noire marchent sur les aiguilles de pin, hésitent, escaladent les brindilles. Lalla les écarte avec une branche sèche. Elle sent l’odeur des arbres qui arrive dans le vent, mêlée au goût âcre de la mer. Le sable jaillit par instants dans le ciel, forme des trombes oscillantes, en équilibre au sommet des dunes, qui se brisent ensuite d’un coup, en jetant des milliers d’aiguilles sur les jambes et sur le visage de l’enfant.

Lalla reste à l’ombre du grand pin jusqu’à ce que le soleil soit haut dans le ciel. Alors elle retourne en arrière, vers la ville, sans se presser. Elle reconnaît ses propres traces dans le sable. Les traces semblent plus petites et plus étroites que ses pieds, mais en se retournant, Lalla vérifie que ce sont bien les siennes. Elle hausse les épaules, et elle commence à courir. Les épines des chardons piquent ses orteils. Elle doit s’arrêter de temps à autre, après avoir boité quelques pas, pour ôter les épines de son gros orteil.

Il y a toujours des fourmis, où qu’on s’arrête. Elles semblent sortir entre les cailloux et courir sur le sable gris brûlant de lumière, comme si elles étaient des espions. Mais Lalla les aime bien tout de même. Elle aime aussi les scolopendres lentes, les hannetons mordorés, les bousiers, les lucanes, les doryphores, les coccinelles, les criquets pareils à des bouts de bois brûlés. Les grandes mantes religieuses font peur, et Lalla attend qu’elles s’en aillent, ou bien elle fait un détour sans les quitter des yeux, tandis que les insectes pivotent sur eux-mêmes en montrant leurs pinces.

Il y a même des lézards gris et vert. Ils détalent vers les dunes en lançant de grands coups de queue pour courir plus vite. Quelquefois Lalla réussit à en attraper un, et elle s’amuse à le tenir par la queue jusqu’à ce que la queue se détache. Elle regarde le tronçon qui se tortille seul dans la poussière. Un garçon lui a dit un jour que si on attendait, on verrait les pattes et la tête repousser sur la queue du lézard, mais Lalla n’y croit pas trop.

Il y a des mouches, surtout. Lalla les aime bien, malgré leur bruit et leurs piqûres. Elle ne sait plus très bien pourquoi elle les aime, mais c’est comme ça. C’est peut-être à cause de leurs pattes si fines, de leurs ailes transparentes, ou bien parce qu’elles savent voler vite, en avant, en arrière, en zigzag, et Lalla pense que ça doit être bien de savoir voler comme cela.

Elle se couche sur le dos dans le sable des dunes, et les mouches plates se posent sur sa figure, sur ses mains, sur ses jambes nues, les unes après les autres. Elles ne viennent pas toutes d’un seul coup, parce qu’elles ont un peu peur de Lalla, au commencement. Mais elles aiment venir boire la transpiration salée sur la peau, et elles s’enhardissent vite. Quand elles marchent avec leurs pattes légères, Lalla se met à rire, mais pas trop fort, pour ne pas les effrayer. Parfois, une mouche plate pique la joue de Lalla, et elle pousse un petit cri de colère.

Lalla joue longtemps avec les mouches. Ce sont les mouches plates qui vivent dans le varech, sur la plage. Mais il y a aussi les mouches noires dans les maisons de la Cité, sur les toiles cirées, sur les murs de carton, sur les vitres. Il y a les bâtiments des Glacières, avec des grosses mouches bleues qui volent au-dessus des containers d’ordures en faisant un bruit de bombardier.

Soudain, Lalla se lève. Elle court aussi vite qu’elle peut vers les dunes. Elle escalade la pente de sable qui s’éboule sous ses pieds nus. Les chardons piquent ses orteils, mais elle n’y prend pas garde. Elle veut monter en haut des dunes pour voir la mer, le plus vite possible.

Dès qu’on est en haut des dunes, le vent souffle à la figure avec violence, et Lalla manque de tomber à la renverse. Le vent froid de la mer serre ses narines et brûle ses yeux, la mer est immense, bleu-gris, tachée d’écume, elle gronde en sourdine, tandis que les lames courtes tombent sur la plaine de sable où se reflète le bleu presque noir du grand ciel.

Lalla est penchée en avant contre le vent. Sa robe (en fait, c’est une chemise de garçon en calicot dont sa tante a coupé les manches) colle à son ventre et à ses cuisses, comme si elle sortait de l’eau. Le bruit du vent et de la mer crie dans ses oreilles, tantôt à gauche, tantôt à droite, mêlé aux petites détonations que font les mèches de ses cheveux contre ses tempes. Parfois le vent prend une poignée de sable qu’il jette au visage de Lalla. Elle doit fermer les yeux pour ne pas être aveuglée. Mais le vent réussit quand même à faire pleurer ses yeux, et dans sa bouche, il y a des grains de sable qui crissent entre ses dents.

Alors, quand elle est bien saoulée de vent et de mer, Lalla redescend le rempart des dunes. Elle s’accroupit un moment au pied des dunes, le temps de reprendre son souffle. Le vent ne vient pas de l’autre côté des dunes. Il passe au-dessus, il va vers l’intérieur des terres, jusqu’aux collines bleues où traîne la brume. Le vent n’attend pas. Il fait ce qu’il veut, et Lalla est heureuse quand il est là, même s’il brûle ses yeux et ses oreilles, même s’il jette des poignées de sable à sa figure. Elle pense à lui souvent, et à la mer aussi, quand elle est dans la maison obscure, à la Cité, et que l’air est si lourd et sent si fort ; elle pense au vent, qui est grand, transparent, qui bondit sans cesse au-dessus de la mer, qui franchit en un instant le désert, jusqu’aux forêts de cèdres, et qui danse là-bas, au pied des montagnes, au milieu des oiseaux et des fleurs. Le vent n’attend pas. Il franchit les montagnes, il balaie les poussières, le sable, les cendres, il culbute les cartons, il arrive quelquefois jusqu’à la ville de planches et de carton goudronné, et il s’amuse à arracher quelques toits et quelques murs. Mais ça ne fait rien. Lalla pense qu’il est beau, transparent comme l’eau, rapide comme la foudre, et si fort qu’il pourrait détruire toutes les villes du monde s’il le voulait, même celles où les maisons sont hautes et blanches avec de grandes fenêtres de verre.

Lalla sait dire son nom, elle l’a appris toute seule, quand elle était petite, et qu’elle l’écoutait arriver entre les planches de la maison, la nuit. Il s’appelle w000000hhhhh, comme cela, en sifflant.

Un peu plus loin, au milieu des broussailles, Lalla le retrouve. Il écarte les herbes jaunes comme une main qui passe.

Un épervier est presque immobile au-dessus de la plaine d’herbes, ses ailes couleur de cuivre étendues dans le vent. Lalla le regarde, elle l’admire, parce que lui, il sait voler dans le vent. L’épervier déplace à peine le bout de ses rémiges, ouvre un peu sa queue en éventail, et il plane sans effort, avec son ombre en croix qui frémit sur les herbes jaunes. De temps à autre, il gémit, il dit seulement, kaiiiik ! kaiiiik ! et Lalla lui répond.

Puis d’un seul coup il plonge vers la terre, les ailes étrécies, il frôle longuement les herbes, pareil à un poisson qui glisse sur un fond sous-marin où bougent les algues. Comme cela il disparaît, loin, entre les feuilles d’herbe bouleversées. Lalla a beau gémir et faire sa plainte, kaiiiik ! kaiiiiiik ! l’oiseau ne revient pas.