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Lalla aime bien cette histoire. Elle cherche souvent sur la mer, pour voir le grand dauphin noir, mais Naman lui a dit que tout cela s’était passé il y a très longtemps, et que le dauphin devait être bien vieux aujourd’hui.

Lalla attend, comme tous les matins, assise à l’ombre du grand figuier. Elle regarde la mer grise et bleue où avancent les crêtes pointues des vagues. Les vagues tombent sur la plage, en suivant un chemin un peu oblique ; elles déferlent d’abord à l’est, vers le cap rocheux puis à l’ouest, du côté de la rivière. Enfin elles déferlent au centre. Le vent bondit, attrape des paquets d’écume et les projette au loin, vers les dunes ; l’écume se mêle au sable et à la poussière.

Quand le soleil est bien haut dans le ciel sans nuage, Lalla retourne vers la Cité, sans se presser, parce qu’elle sait qu’elle va avoir du travail en arrivant. Il faut aller chercher de l’eau à la fontaine, en portant un vieux bidon rouillé en équilibre sur la tête, puis il faut aller laver le linge à la rivière — mais ça, c’est plutôt bien, parce qu’on peut bavarder avec les autres, et les entendre raconter toutes sortes d’histoires, incroyables, surtout cette fille qui s’appelle Ikikr, ce qui veut dire pois chiche en berbère, à cause d’une verrue qu’elle a sur la joue. Mais il y a deux choses que Lalla n’aime pas du tout, c’est aller chercher des brindilles pour le feu, et moudre le blé pour faire de la farine.

Alors elle revient très lentement, en traînant un peu ses pieds sur le sentier. Elle ne chante plus à ce moment-là, parce que c’est l’heure où on rencontre des gens sur les dunes, des garçons qui vont relever les pièges à oiseaux, ou des hommes qui vont travailler. Quelquefois les garçons se moquent de Lalla, parce qu’elle ne sait pas très bien marcher pieds nus, et parce qu’elle ne connaît pas les gros mots. Mais Lalla les entend venir de loin, et elle se cache derrière un buisson d’épines, près d’une dune, et elle attend qu’ils soient partis.

Il y a aussi cette femme qui fait peur. Elle n’est pas vieille, mais elle est très sale, avec des cheveux noirs et rouges emmêlés, des habits déchirés par les épines. Quand elle arrive sur le chemin des dunes, il faut faire très attention parce qu’elle est méchante, et qu’elle n’aime pas les enfants. Les gens l’appellent Aïcha Kondicha, mais ça n’est pas son vrai nom. Personne ne sait son vrai nom. Ils disent qu’elle enlève les enfants pour leur faire du mal. Quand Lalla entend Aïcha Kondicha arriver sur le chemin, elle se cache derrière un buisson, et elle retient sa respiration. Aïcha Kondicha passe en marmonnant des phrases incompréhensibles. Elle s’arrête un instant, elle relève la tête, parce qu’elle a senti qu’il y a quelqu’un. Mais elle est presque aveugle, et elle ne peut pas voir Lalla. Alors elle repart en boitillant, et en criant des injures avec sa vilaine voix.

Certains matins, il y a dans le ciel quelque chose que Lalla aime bien : c’est un grand nuage blanc, long et effilé, qui traverse le ciel à l’endroit où il y a le plus de bleu. Au bout du fil blanc, on voit une petite croix d’argent qui avance lentement, si haut qu’on la distingue à peine. Lalla regarde longtemps la petite croix qui avance dans le ciel, la tête renversée en arrière. Elle aime voir comment elle avance dans le grand ciel bleu, sans bruit, en laissant derrière ce long nuage blanc, formé de petites boules cotonneuses qui se mélangent et s’élargissent comme une route, puis le vent passe sur le nuage et lave le ciel. Lalla pense qu’elle aimerait bien être là-haut, dans la minuscule croix d’argent, au-dessus de la mer, au-dessus des îles, comme cela, jusqu’aux terres les plus lointaines. Elle reste encore longtemps à regarder le ciel, après que l’avion a disparu.

La Cité apparaît, au détour du chemin, quand on s’est éloigné de la mer et qu’on a marché une demi-heure dans la direction de la rivière. Lalla ne sait pas pourquoi ça s’appelle la Cité, parce qu’au début, il n’y avait qu’une dizaine de cabanes de planches et de papier goudronné, de l’autre côté de la rivière et des terrains vagues qui séparent de la vraie ville. Peut-être qu’on a donné ce nom pour faire oublier aux gens qu’ils vivaient avec des chiens et des rats, au milieu de la poussière.

C’est ici que Lalla est venue habiter, quand sa mère est morte, il y a si longtemps qu’elle ne se souvient plus très bien du temps où elle est arrivée. Il faisait très chaud, parce que c’était l’été, et le vent soulevait des nuages de poussière sur les huttes de planches. Elle avait marché les yeux fermés, derrière la silhouette de sa tante, jusqu’à cette cabane sans fenêtres où vivaient les fils de sa tante. Alors elle avait eu envie de s’en aller en courant, de partir sur la route qui va vers les hautes montagnes, pour ne plus jamais revenir.

Chaque fois que Lalla revient des dunes et qu’elle voit les toits de tôle ondulée et de papier goudronné, son cœur se serre et elle se souvient du jour où elle est arrivée à la Cité pour la première fois. Mais c’est si loin maintenant, c’est comme si tout ce qui s’était passé avant ne lui était pas réellement arrivé, comme si c’était une histoire qu’elle avait entendu raconter.

C’est comme pour sa naissance, dans les montagnes du Sud, là où commence le désert. Quelquefois, en hiver, quand il n’y a rien à faire dehors, et que le vent souffle fort sur la plaine de poussière et de sel, et siffle entre les planches mal jointes de la maison d’Aamma, Lalla s’installe par terre, et elle écoute l’histoire de sa naissance.

C’est une histoire très longue et étrange, et Aamma ne la raconte pas toujours de la même façon. Avec sa voix qui chante un peu, et en oscillant de la tête, comme si elle allait dormir, Aamma dit :

« Quand le jour où tu devais naître est arrivé, c’était peu de temps avant l’été, avant la sécheresse. Hawa a senti que tu allais venir, et comme tout le monde dormait encore, elle est sortie de la tente sans faire de bruit. Elle a simplement serré son ventre avec un linge, et elle a marché comme elle a pu au-dehors, jusqu’à un endroit où il y avait un arbre et une source, parce qu’elle savait que quand le soleil apparaîtrait, elle aurait besoin de l’ombre et de l’eau. C’est la coutume là-bas, il faut toujours naître auprès d’une source. Alors elle a marché jusque-là, et puis elle s’est couchée près de l’arbre, et elle a attendu la fin de la nuit. Personne ne savait que ta mère était dehors. Elle savait marcher sans faire de bruit, sans faire aboyer les chiens. Pourtant, moi je dormais près d’elle, et je ne l’avais pas entendue se plaindre, ni se lever pour sortir de la tente… »

« Ensuite, qu’est-ce qui s’est passé, Aamma ? »

« Ensuite, le jour est venu, alors les femmes se sont levées, et on a vu que ta mère n’était pas là, et on a compris pourquoi elle était sortie. Alors je suis partie à sa recherche, vers la source, et quand je suis arrivée, elle était debout contre l’arbre, avec les bras accrochés à une branche, et elle gémissait doucement, pour ne pas donner l’éveil aux hommes et aux enfants… »

« Que s’est-il passé ensuite, Aamma ? »

« Alors tu es née, tout de suite, comme cela, dans la terre entre les racines de l’arbre, et on t’a lavée dans l’eau de la source et on t’a enveloppée dans un manteau, parce qu’il faisait encore froid de la nuit. Le soleil s’est levé et ta mère est retournée sous la tente pour dormir. Je me souviens qu’il n’y avait pas de linge pour t’envelopper, et c’est dans le manteau bleu de ta mère que tu as dormi. Ta mère était contente parce que tu étais venue très vite, mais elle était triste aussi, parce qu’à cause de la mort de ton père, elle pensait qu’elle n’aurait pas assez d’argent pour t’élever, et elle avait peur d’être obligée de te donner à quelqu’un d’autre. »