Quelquefois Aamma raconte l’histoire différemment, comme si elle ne se souvenait plus très bien. Par exemple, elle dit que Hawa n’était pas agrippée à la branche de l’arbre, mais qu’elle était accrochée à la corde d’un puits, et qu’elle tirait de toutes ses forces pour résister aux douleurs. Ou bien elle dit que c’est un berger de passage qui a délivré l’enfant, et qui l’a enveloppé dans son manteau de laine. Mais tout cela est au fond d’un brouillard incompréhensible, comme si cela s’était passé dans un autre monde, de l’autre côté du désert, là où il y a un autre ciel, un autre soleil.
« Après quelques jours, ta mère a pu marcher pour la première fois jusqu’au puits, pour se laver et peigner ses cheveux. Elle te portait enveloppée dans le même manteau bleu, et elle le nouait autour de sa taille. Elle marchait à petits pas, parce qu’elle n’était pas encore solide comme avant, mais elle était très heureuse que tu sois venue, et quand on lui demandait ton nom, elle disait que tu t’appelais comme elle, Lalla Hawa, parce que tu étais fille d’une chérifa. »
« S’il te plaît, parle-moi de celui qu’on appelait Al Azraq, l’Homme Bleu. »
Mais Aamma secoue la tête.
« Pas maintenant, un autre jour. »
« S’il te plaît, Aamma, parle-moi de lui. »
Mais Aamma secoue la tête sans répondre. Elle se lève et elle va masser le pain dans le grand plat de terre, près de la porte. Aamma est comme cela ; elle ne veut jamais parler très longtemps, et elle ne dit jamais beaucoup de paroles quand il s’agit de l’Homme Bleu ou de Moulay Ahmed ben Mohammed el Fadel, celui qu’on appelait Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux.
Ce qui est étrange, ici, dans la Cité, c’est que tout le monde est très pauvre, mais que personne ne se plaint jamais. La Cité, c’est surtout cet amoncellement de cabanes de planches et de zinc, avec, en guise de toit, ces grandes feuilles de papier goudronné maintenues par des cailloux. Quand le vent souffle trop fort sur la vallée, on entend claquer toutes les planches et tintinnabuler les morceaux de zinc, et le crépitement des feuilles de papier goudronné qui se déchirent dans une rafale. Ça fait une drôle de musique qui brinquebale et craquette, comme si on était dans un grand autobus déglingué sur une route de terre, ou comme s’il y avait des tas d’animaux et de rats qui galopaient sur les toits et le long des ruelles.
Parfois la tempête est très dure, elle balaie tout. Il faut reconstruire la ville le lendemain. Mais les gens font ça en riant, parce qu’ils sont si pauvres qu’ils n’ont pas peur de perdre ce qu’ils ont. Peut-être aussi qu’ils sont contents, parce qu’après la tempête, le ciel au-dessus d’eux est encore plus grand, plus bleu, et la lumière encore plus belle. En tout cas, autour de la Cité, il n’y a rien d’autre que la terre très plate, avec le vent de poussière, et la mer, si grande qu’on ne peut pas la voir tout entière.
Lalla aime beaucoup regarder le ciel. Elle va souvent du côté des dunes, là où le chemin de sable part droit devant lui, et elle se laisse tomber sur le dos, en plein dans le sable et les chardons, les bras en croix. Alors le ciel s’ouvre sur son visage lisse, il luit comme un miroir, calme, si calme, sans nuages, sans oiseaux, sans avions.
Lalla ouvre très grand les yeux, elle laisse le ciel entrer en elle. Cela fait un mouvement de balancier, comme si elle était sur un bateau, ou comme si elle avait trop fumé, et que la tête lui tournait. C’est à cause du soleil. Il brûle très fort, malgré le vent froid de la mer ; il brûle si fort que sa chaleur entre dans le corps de la petite fille, emplit son ventre, ses poumons, ses bras et ses jambes. Cela fait mal aussi, mal aux yeux et à la tête, mais Lalla reste immobile, parce qu’elle aime beaucoup le soleil et le ciel.
Quand elle est là, allongée sur le sable, loin des autres enfants, loin de la Cité pleine de bruits et d’odeurs, et quand le ciel est très bleu, comme aujourd’hui, Lalla peut penser à ce qu’elle aime. Elle pense à celui qu’elle appelle Es Ser, le Secret, celui dont le regard est comme la lumière du soleil, qui entoure et protège.
Personne ne le connaît ici, à la Cité, mais parfois, quand le ciel est très beau, et que la lumière resplendit sur la mer et sur les dunes, c’est comme si le nom d’Es Ser apparaissait partout, résonnait partout, jusqu’au fond d’elle-même. Lalla croit entendre sa voix, entendre le bruit léger de ses pas, elle sent sur la peau de son visage le feu de son regard qui voit tout, qui perce tout. C’est un regard qui vient de l’autre côté des montagnes, au-delà du Draa, du fond du désert, et qui brille comme une lumière qui ne peut pas disparaître.
Personne ne sait rien de lui. Quand Lalla lui parle d’Es Ser, Naman le pêcheur secoue la tête, parce qu’il n’a jamais entendu son nom, et il n’en parle jamais dans ses histoires. Pourtant c’est sûrement son vrai nom, pense Lalla, puisque c’est celui qu’elle a entendu. Mais peut-être que c’était seulement un rêve. Même Aamma ne doit rien savoir de lui. Pourtant c’est un beau nom que le sien, pense Lalla, un nom qui fait du bien quand on l’entend.
C’est pour entendre son nom, pour apercevoir la lumière de son regard, que Lalla s’en va toujours loin, entre les dunes, là où il n’y a plus rien d’autre que la mer, le sable, et le ciel. Car Es Ser ne peut pas faire entendre son nom, ni donner la chaleur de son regard, quand Lalla est dans la Cité de planches et de papier goudronné. C’est un homme qui n’aime pas le bruit et les odeurs. Il faut qu’il soit seul dans le vent, seul comme un oiseau suspendu dans le ciel.
Les gens d’ici ne savent pas pourquoi elle s’en va. Peut-être qu’ils croient qu’elle va jusqu’aux maisons des bergers, de l’autre côté des collines rocheuses. Ils ne disent rien.
Les gens attendent. Ici, à la Cité, ils ne font rien d’autre en vérité. Ils sont arrêtés, pas très loin du rivage de la mer, dans leurs cabanes de planches et de zinc, immobiles, couchés dans l’ombre épaisse. Quand le jour se lève sur les cailloux et la poussière, ils sortent, un instant, comme s’il allait se passer quelque chose. Ils parlent un peu, les filles vont à la fontaine, les garçons vont travailler dans les champs, ou bien vont flâner dans les rues de la vraie ville, de l’autre côté de la rivière, ou bien ils vont s’asseoir sur le bord de la route pour regarder passer les camions.
Chaque matin, Lalla traverse la Cité. Elle va chercher les seaux d’eau à la fontaine. Tandis qu’elle marche, elle écoute la musique de tous les postes de radio qui se continue d’une maison à l’autre, toujours la même interminable chanson égyptienne qui va et vient à travers les ruelles de la Cité. Lalla aime bien entendre cette musique, qui geint et racle en cadence, mêlée au bruit des pas des filles, et au bruit de l’eau de la fontaine. Quand elle arrive à la fontaine, elle attend son tour, en balançant le seau de zinc à bout de bras. Elle regarde les filles ; certaines sont noires comme des négresses, comme Ikikr, d’autres sont très blanches, avec des yeux verts, comme Mariem. Il y a des vieilles femmes voilées qui viennent chercher l’eau dans une marmite noire, et qui partent vite, en silence.
La fontaine, c’est un robinet en laiton en haut d’un long tuyau de plomb, qui vibre et gronde chaque fois qu’on l’ouvre et qu’on le ferme. Les filles lavent leurs jambes et leur visage sous le jet glacé. Quelquefois elles s’arrosent avec les seaux en poussant des cris stridents. Il y a toujours des guêpes qui tournent autour de leur tête, qui se prennent dans leurs cheveux emmêlés.