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Lalla rapporte le seau sur sa tête, en marchant bien droit, pour ne pas faire tomber une goutte d’eau. Le matin, le ciel est beau et clair, comme si tout était encore absolument neuf. Mais quand le soleil approche du zénith, la brume se lève près de l’horizon, comme une poussière, et le ciel pèse plus lourd sur la terre.

Il y a un endroit où Lalla aime bien aller. Il faut prendre les sentiers qui s’éloignent de la mer et qui vont vers l’est, puis remonter le lit du torrent desséché. Quand on est arrivé en vue des collines de pierres, on continue à marcher sur les pierres rouges, en suivant les traces des chèvres. Le soleil brille fort dans le ciel, mais le vent est froid, parce qu’il vient des pays où il n’y a pas d’arbres ni d’eau ; c’est le vent qui vient du fond de l’espace. C’est ici que vit celui que Lalla appelle Es Ser, le Secret, parce que personne ne sait son nom.

Alors elle arrive devant le grand plateau de pierre blanche qui s’étend jusqu’aux limites de l’horizon, jusqu’au ciel. La lumière est éblouissante, le vent froid coupe les lèvres et met des larmes dans les yeux. Lalla regarde de toutes ses forces, jusqu’à ce que son cœur batte à grands coups sourds dans sa gorge et dans ses tempes, jusqu’à ce qu’un voile rouge couvre le ciel, et qu’elle entende dans ses oreilles les voix inconnues qui parlent et qui marmonnent toutes ensemble.

Puis elle avance au milieu du plateau de pierres, là où ne vivent que les scorpions et les serpents. Il n’y a plus de chemin sur le plateau. Ce ne sont que des blocs brisés, aigus comme des couteaux, où la lumière fait des étincelles. Il n’y a pas d’arbres, ni d’herbe, seulement le vent qui vient du centre de l’espace.

C’est là que l’homme vient quelquefois à sa rencontre. Elle ne sait pas qui il est, ni d’où il vient. Il est effrayant quelquefois, et d’autres fois il est très doux et très calme, plein d’une beauté céleste. Elle ne voit de lui que ses yeux, parce que son visage est voilé d’un linge bleu, comme celui des guerriers du désert. Il porte un grand manteau blanc qui étincelle comme le sel au soleil. Ses yeux brûlent d’un feu étrange et sombre, dans l’ombre de son turban bleu, et Lalla sent la chaleur de son regard qui passe sur son visage et sur son corps, comme quand on s’approche d’un brasier.

Mais Es Ser ne vient pas toujours. L’homme du désert vient seulement quand Lalla a très envie de le voir, quand elle a réellement besoin de lui, quand elle en a besoin aussi fort que de parler, ou de pleurer. Mais même quand il ne vient pas, il y a quand même quelque chose de lui qui est sur le plateau de pierres, son regard brûlant, peut-être, qui éclaire le paysage, qui va d’un bout à l’autre de l’horizon. Alors Lalla peut marcher au milieu de l’étendue de pierres brisées, sans prendre garde où elle va, sans chercher. Sur certaines roches il y a de drôles de signes qu’elle ne comprend pas, des croix, des points, des taches en forme de soleil et de lune, des flèches gravées dans la pierre. Ce sont des signes de magie, peut-être ; c’est ce que disent les garçons de la Cité, et pour cela ils n’aiment pas venir jusqu’au plateau blanc. Mais Lalla n’a pas peur des signes, ni de la solitude. Elle sait que l’homme bleu du désert la protège de son regard, et elle ne craint plus le silence, ni le vide du vent.

C’est un endroit où il n’y a personne, personne. Il n’y a que l’homme bleu du désert qui la regarde continuellement, sans lui parler. Lalla ne sait pas bien ce qu’il veut, ce qu’il demande. Elle a besoin de lui, et il vient en silence, avec son regard plein de puissance. Elle est heureuse quand elle est sur le plateau de pierres, dans la lumière du regard. Elle sait qu’elle ne doit pas en parler, à personne, pas même à Aamma, parce que c’est un secret, la chose la plus importante qui lui soit arrivée. C’est un secret aussi parce qu’elle est la seule qui n’ait pas peur de venir souvent sur le plateau de pierres, malgré le silence et le vide du vent. Seul, peut-être, le berger chleuh, celui qu’on appelle le Hartani, vient lui aussi quelquefois sur le plateau, mais c’est quand une des chèvres du troupeau s’est égarée en courant le long des ravins. Lui non plus n’a pas peur des signes sur les pierres, mais Lalla n’a jamais osé lui parler de son secret.

C’est le nom qu’elle donne à l’homme qui apparaît quelquefois sur le plateau de pierres. Es Ser, le Secret, parce que nul ne doit savoir son nom.

Il ne parle pas. C’est-à-dire, qu’il ne parle pas le même langage que les hommes. Mais Lalla entend sa voix à l’intérieur de ses oreilles, et il dit avec son langage des choses très belles qui troublent l’intérieur de son corps, qui la font frissonner. Peut-être qu’il parle avec le bruit léger du vent qui vient du fond de l’espace, ou bien avec le silence entre chaque souffle du vent. Peut-être qu’il parle avec les mots de la lumière, avec les mots qui explosent en gerbes d’étincelles sur les lames des pierres, les mots du sable, les mots des cailloux qui s’effritent en poudre dure, et aussi les mots des scorpions et des serpents qui laissent leurs traces légères dans la poussière. Il sait parler avec tous ces mots-là, et son regard bondit d’une pierre à l’autre, vif comme un animal, va d’un seul mouvement jusqu’à l’horizon, monte droit dans le ciel, plane plus haut que les oiseaux.

Lalla aime venir ici, sur le plateau de pierre blanche, pour entendre ces paroles secrètes. Elle ne connaît pas celui qu’elle appelle Es Ser, elle ne sait pas qui il est, ni d’où il vient, mais elle aime le rencontrer dans ce lieu, parce qu’il porte avec lui, dans son regard et dans son langage, la chaleur des pays de dunes et de sable, du Sud, des terres sans arbres et sans eau.

Même quand Es Ser ne vient pas, c’est comme si elle pouvait voir avec son regard. C’est difficile à comprendre, parce que c’est un peu comme dans un rêve, comme si Lalla n’était plus tout à fait elle-même, comme si elle était entrée dans le monde qui est de l’autre côté du regard de l’homme bleu.

Alors apparaissent les choses belles et mystérieuses. Des choses qu’elle n’a jamais vues ailleurs, qui la troublent et l’inquiètent. Elle voit l’étendue de sable couleur d’or et de soufre, immense, pareille à la mer, aux grandes vagues immobiles. Sur cette étendue de sable, il n’y a personne, pas un arbre, pas une herbe, rien que les ombres des dunes qui s’allongent, qui se touchent, qui font des lacs au crépuscule. Ici, tout est semblable, et c’est comme si elle était à la fois ici, puis plus loin, là où son regard se pose au hasard, puis ailleurs encore, tout près de la limite entre la terre et le ciel. Les dunes bougent sous son regard, lentement, écartant leurs doigts de sable. Il y a des ruisseaux d’or qui coulent sur place, au fond des vallées torrides. Il y a des vaguelettes dures, cuites par la chaleur terrible du soleil, et de grandes plages blanches à la courbe parfaite, immobiles devant la mer de sable rouge. La lumière rutile et ruisselle de toutes parts, la lumière qui naît de tous les côtés à la fois, la lumière de la terre, du ciel et du soleil. Dans le ciel, il n’y a pas de fin. Rien que la brume sèche qui ondoie près de l’horizon, en brisant des reflets, en dansant comme des herbes de lumière — et la poussière ocre et rose qui vibre dans le vent froid, qui monte vers le centre du ciel.

Tout cela est étrange et lointain, et pourtant cela semble familier. Lalla voit devant elle, comme avec les yeux d’un autre, le grand désert où resplendit la lumière. Elle sent sur sa peau le souffle du vent du sud, qui élève les nuées de sable, elle sent sous ses pieds nus le sable brûlant des dunes. Elle sent surtout, au-dessus d’elle, l’immensité du ciel vide, du ciel sans ombre où brille le soleil pur.

Alors, pendant longtemps, elle cesse d’être elle-même ; elle devient quelqu’un d’autre, de lointain, d’oublié. Elle voit d’autres formes, des silhouettes d’enfants, des hommes, des femmes, des chevaux, des chameaux, des troupeaux de chèvres ; elle voit la forme d’une ville, un palais de pierre et d’argile, des remparts de boue d’où sortent des troupes de guerriers. Elle voit cela, car ce n’est pas un rêve, mais le souvenir d’une autre mémoire dans laquelle elle est entrée sans le savoir. Elle entend le bruit des voix des hommes, les chants des femmes, la musique, et peut-être qu’elle danse elle-même, en tournant sur elle-même, en frappant la terre avec le bout de ses pieds nus et ses talons, en faisant résonner les bracelets de cuivre et les lourds colliers.