Puis, d’un seul coup, comme dans un souffle de vent, tout cela s’en va. C’est simplement le regard d’Es Ser qui la quitte, qui se détourne du plateau de pierre blanche. Alors Lalla retrouve son propre regard, elle ressent à nouveau son cœur, ses poumons, sa peau. Elle perçoit chaque détail, chaque pierre, chaque cassure, chaque dessin minuscule dans la poussière.
Elle retourne en arrière. Elle redescend vers le lit du torrent asséché, en faisant attention aux pierres coupantes et aux buissons d’épines. Quand elle arrive en bas, elle est très fatiguée, par toute cette lumière, par le vide du vent qui ne cesse jamais. Lentement, elle marche sur les chemins de sable jusqu’à la Cité, où les ombres des hommes et des femmes bougent encore. Elle va jusqu’à l’eau de la fontaine, et elle baigne son visage et ses mains, à genoux par terre, comme si elle revenait d’un long voyage.
Ce qui est bien aussi, ce sont les guêpes. Elles sont partout dans la ville, avec leurs longs corps jaunes rayés de noir, et leurs ailes transparentes. Elles vont partout, en volant lourdement, sans s’occuper des hommes. Elles cherchent leur nourriture. Lalla les aime bien, elle les regarde souvent, suspendues dans les rayons de soleil, au-dessus des tas d’ordures, ou bien autour des étals de viande, à la boucherie. Quelquefois elles s’approchent de Lalla quand elle mange une orange ; elles cherchent à se poser sur sa figure, sur ses mains. Quelquefois aussi, l’une d’elles la pique au cou, ou sur le bras, et ça fait une brûlure qui dure plusieurs heures. Mais ça ne fait rien. Lalla aime bien les guêpes quand même.
Les mouches sont moins bien. D’abord elles n’ont pas ce long corps jaune et noir, ni cette taille si fine, quand elles sont posées sur le bord d’une table. Les mouches vont vite, elles se posent d’un seul coup, toutes plates, avec leurs gros yeux gris-rouge écarquillés sur leur tête.
Dans la Cité il y a toujours beaucoup de fumée qui traîne au-dessus des cabanes de planches, le long des ruelles de terre battue. Il y a des femmes qui font cuire le repas sur les braseros de terre, il y a les feux qui brûlent les ordures, les feux pour faire chauffer le goudron pour enduire les toits.
Quand elle a le temps, Lalla aime bien s’arrêter pour regarder les feux. Ou bien elle va vers les torrents asséchés pour ramasser des brindilles d’acacia, elle les lie avec une ficelle, et elle rapporte le fagot à la maison d’Aamma. Les flammes bondissent joyeusement dans les brindilles, font éclater les tiges et les épines, font bouillir la sève. Les flammes dansent dans l’air froid du matin, en faisant une belle musique. Si on regarde à l’intérieur des flammes, on peut voir les génies, enfin c’est Aamma qui dit cela. On peut voir aussi des paysages, des villes, des rivières, toutes sortes de choses extraordinaires qui apparaissent et se cachent, un peu comme les nuages.
Ensuite les guêpes arrivent, parce qu’elles ont senti l’odeur de la viande de mouton en train de cuire dans la marmite en fer. Les autres enfants ont peur des guêpes, ils veulent les chasser, ils cherchent à les tuer à coups de pierres. Mais Lalla les laisse voler autour de ses cheveux, elle essaie de comprendre ce qu’elles chantonnent en faisant vrombir leurs ailes.
Quand l’heure du repas arrive, le soleil est haut dans le ciel, il brûle fort. Le blanc est si blanc qu’on ne peut pas le regarder en face, les ombres sont si noires qu’elles semblent des trous dans la terre. Alors viennent d’abord les fils d’Aamma. Ils sont deux, l’un de quatorze ans nommé Ali, l’autre de dix-sept ans qu’on appelle le Bareki, parce qu’il a été béni le jour de sa naissance. C’est eux qu’Aamma sert en premier, et ils mangent vite, gloutonnement, sans parler. Ils chassent toujours les guêpes en mangeant, avec des revers de main. Ensuite vient le mari d’Aamma, qui travaille sur les plantations de tomates, au sud. Il s’appelle Selim, mais on l’appelle le Soussi, parce qu’il vient de la région du fleuve Souss. Il est tout petit et maigre, avec de beaux yeux verts, et Lalla l’aime bien, quoiqu’on dise un peu partout que c’est un paresseux. Mais il ne tue pas les guêpes, au contraire, il les prend parfois entre le pouce et l’index, et il s’amuse à faire sortir leur dard, puis il les repose délicatement par terre et il les laisse s’envoler.
Il y a toujours des gens qui viennent d’ailleurs, et Aamma met un morceau de viande de côté pour ceux-là. Quelquefois c’est Naman le pêcheur qui vient manger dans la maison d’Aamma. Lalla est toujours bien contente quand elle sait qu’il va venir, parce que Naman l’aime aussi, et lui raconte de belles histoires. Il mange lentement, et de temps en temps, il dit quelque chose de drôle pour elle. Il l’appelle petite Lalla, parce qu’elle est descendante d’une véritable chérifa. Quand elle regarde dans ses yeux, Lalla a l’impression de voir la couleur de la mer, de traverser l’océan, d’être de l’autre côté de l’horizon, dans ces grandes villes où il y a des maisons blanches, des jardins, des fontaines. Lalla aime bien entendre les noms des villes, et elle demande souvent à Naman de les lui dire, comme cela, rien que les noms, lentement, pour avoir le temps de voir les choses qu’ils cachent :
Les garçons d’Aamma veulent en savoir davantage. Ils attendent que le vieux Naman ait fini de manger, et ils posent toutes sortes de questions, sur la vie là-bas, de l’autre côté de la mer. Eux, ce sont des choses sérieuses qu’ils veulent savoir, pas des noms pour rêver. Ils demandent à Naman l’argent qu’on peut gagner, le travail, combien coûtent les habits, la nourriture, combien coûte une auto, s’il y a beaucoup de cinémas. Le vieux Naman est trop vieux, il ne sait pas ces choses-là, ou bien il les a oubliées, et puis de toute façon la vie a dû changer depuis le temps où il vivait là-bas, avant la guerre. Alors les garçons haussent les épaules, mais ils ne disent rien, parce que Naman a un frère qui est resté à Marseille et qui peut leur être utile un jour.
Certains jours, Naman a envie de parler de ce qu’il a vu, et c’est à Lalla qu’il le raconte, parce que c’est elle qu’il préfère, et qu’elle ne pose pas de questions.
Même si ça n’est pas tout à fait vrai, Lalla aime ce qu’il raconte. Elle l’écoute attentivement, quand il parle des grandes villes blanches au bord de la mer, avec toutes ces allées de palmiers, ces jardins qui vont jusqu’en haut des collines, pleins de fleurs, d’orangers, de grenadiers, et ces tours aussi hautes que des montagnes, ces avenues si longues qu’on n’en aperçoit pas la fin. Elle aime aussi quand il parle des autos noires qui roulent lentement, surtout la nuit, avec leurs phares allumés, et les lumières de toutes les couleurs à la devanture des magasins. Ou encore les grands bateaux blancs qui arrivent à Algésiras, le soir, qui glissent lentement le long des quais mouillés, tandis que la foule crie et gesticule pour accueillir ceux qui arrivent. Ou bien le chemin de fer qui va vers le nord, de ville en ville, qui traverse les campagnes brumeuses, les fleuves, les montagnes, qui entre dans de longs tunnels obscurs, comme cela, avec tous les passagers et leurs bagages, jusqu’à la grande ville de Paris. Lalla écoute tout cela, et elle frissonne un peu d’inquiétude, et en même temps elle pense qu’elle aimerait bien être dans ce chemin de fer, de ville en ville, vers les lieux inconnus, vers ces pays où l’on ne sait plus rien de la poussière et des chiens affamés, ni des cabanes de planches où entre le vent du désert.