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« Emmène-moi là-bas quand tu partiras », dit Lalla. Le vieux Naman secoue la tête :

« Je suis trop vieux maintenant, petite Lalla, je n’irai plus maintenant, je mourrais en route. »

Pour la consoler, il ajoute :

« Toi, tu iras. Tu verras toutes ces villes, et puis tu reviendras ici, comme moi. »

Elle se contente de regarder dans les yeux de Naman pour voir ce qu’il a vu, comme quand on regarde au fond de la mer. Elle pense longtemps aux beaux noms des villes, elle les chantonne dans sa tête comme si c’étaient les paroles d’une chanson.

Parfois, c’est Aamma qui lui demande de parler de ces pays étrangers. Alors il raconte encore une fois son voyage à travers l’Espagne, la frontière, puis la route au bord de la mer, et la grande ville de Marseille. Il raconte toutes les maisons, les rues, les escaliers, les quais sans fin, les grues, les bateaux grands comme des maisons, grands comme des villes, d’où l’on décharge des camions, des wagons, des pierres, du ciment, puis qui s’en vont sur l’eau noire du port en faisant résonner leur sirène. Les deux garçons n’écoutent pas trop cela, parce qu’ils ne croient pas le vieux Naman. Quand Naman s’en va, ils disent que tout le monde sait qu’il était cuisinier à Marseille, et pour se moquer de lui, ils l’appellent Tayyeb, parce que ça veut dire : « Il a fait la cuisine. »

Mais Aamma écoute ce qu’il dit. Ça lui est égal que Naman ait été cuisinier là-bas, et pêcheur ici. Elle lui pose d’autres questions, à chaque fois, pour entendre encore l’histoire du voyage, la frontière, et la vie à Marseille. Alors Naman parle aussi des batailles dans les rues, quand les hommes attaquent les Arabes et les Juifs dans les rues sombres, et qu’il faut se défendre à coups de couteau, ou bien jeter des pierres et courir le plus vite qu’on peut pour échapper aux camions de la police qui ramassent les gens et les conduisent en prison. Il parle aussi de ceux qui franchissent les frontières en fraude, par les montagnes, en marchant la nuit et en se cachant le jour dans les grottes et dans les broussailles. Mais quelquefois les chiens des policiers suivent leurs traces, et les attaquent quand ils arrivent en bas, de l’autre côté de la frontière.

Naman parle de tout cela avec un air sombre, et Lalla sent le froid qui passe dans les yeux du vieil homme. C’est une impression étrange, qu’elle ne connaît pas bien, mais qui fait peur et menace, comme le passage de la mort, le malheur. Peut-être que c’est cela aussi que le vieux Naman a ramené de là-bas, de ces villes de l’autre côté de la mer.

Quand il ne parle pas de ses voyages, le vieux Naman raconte les histoires qu’il a entendues autrefois. Il les raconte rien que pour Lalla et pour les très jeunes enfants, parce qu’ils sont les seuls à écouter sans trop poser de questions.

Certains jours, il est assis devant la mer, à l’ombre de son figuier, et il répare ses filets. C’est à ce moment-là qu’il raconte les plus belles histoires, celles qui se passent sur l’océan, sur les bateaux, dans les tempêtes, celles où les gens font naufrage et arrivent dans des îles inconnues. Naman est capable de raconter une histoire à propos de n’importe quelle chose, c’est cela qui est bien. Par exemple, Lalla est assise à côté de lui, à l’ombre du figuier, et elle le regarde réparer ses filets. Ses grandes mains brunes aux ongles cassés vont vite, savent faire des nœuds avec légèreté. À un moment, il y a une grande déchirure dans les mailles du filet, et Lalla demande, naturellement :

« C’est un gros poisson qui a fait cela ? »

Au lieu de répondre, Naman réfléchit et dit :

« Je ne t’ai pas raconté le jour où nous avons pêché un requin, n’est-ce pas ? »

Lalla secoue la tête, et Naman commence une histoire. Comme dans la plupart de ses histoires, il y a une tempête, avec des éclairs qui vont d’un bout à l’autre du ciel, des vagues hautes comme des montagnes, des trombes de pluie. Le filet est lourd, si lourd à remonter que le bateau penche sur le côté et que les hommes ont peur de chavirer. Quand le filet arrive, ils voient qu’il y a dedans un requin bleu gigantesque, qui se débat et ouvre une mâchoire pleine de dents terribles. Alors les pêcheurs doivent se battre contre le requin qui essaie d’emporter le filet. Ils le frappent à coups de gaffe, à coups de hache. Mais le requin mord le bord du bateau et le déchire comme si c’était du bois de caisse. Enfin, le capitaine parvient à assommer le requin avec un bâton, et on hisse la bête sur le pont du bateau.

« Alors on lui a ouvert le ventre pour voir ce qu’il y avait dedans, et on a trouvé une bague tout en or sur laquelle était montée une pierre précieuse toute rouge, si belle que tout le monde ne pouvait plus en détacher son regard. Naturellement, chacun d’entre nous a voulu la bague pour lui, et bientôt tout le monde était prêt à s’entre-tuer pour la possession de cette maudite bague. Alors j’ai proposé qu’on la joue aux dés, parce que le capitaine avait sur lui une paire de dés en os. Nous avons donc joué aux dés sur le pont, malgré la tempête terrible qui menaçait à chaque instant de renverser le bateau. Nous étions six, et nous avons joué six fois, à celui qui lancerait le chiffre le plus fort. Après le premier tour, il n’y avait plus que moi et le capitaine, car nous avions lancé onze chacun, six et cinq. Tout le monde se pressait autour de nous pour voir qui gagnerait. J’ai lancé, et j’ai fait double six ! C’est moi qui ai donc reçu la bague, et pendant quelques instants j’ai été heureux comme je n’avais jamais été de ma vie. Mais j’ai regardé la bague longtemps, et sa pierre rouge brillait comme le feu de l’enfer, avec une lumière mauvaise, rouge comme le sang. Alors j’ai vu aussi que les yeux de mes compagnons brillaient avec la même lueur mauvaise, et j’ai compris que c’était une bague maudite, comme celui qui l’avait portée et que le requin avait mangé, et j’ai compris que celui qui la garderait serait maudit à son tour.

Quand je l’ai eu bien regardée, je l’ai ôtée de mon doigt et je l’ai jetée dans la mer. Le capitaine et mes compagnons étaient pleins de fureur et ils ont voulu me jeter à la mer moi aussi. Alors je leur ai dit : « Pourquoi êtes-vous en colère contre moi ? Ce qui est venu de la mer est retourné à la mer, et maintenant, c’est comme s’il n’y avait rien eu. » À ce moment-là, la tempête s’est calmée d’un seul coup, et le soleil s’est mis à briller sur la mer. Alors les marins se sont apaisés eux aussi, et le capitaine lui-même qui avait eu tant envie de cette bague l’a oubliée d’un seul coup, et il m’a dit que j’avais bien agi en la rejetant à la mer. Nous en avons fait autant avec le corps du requin, et nous sommes rentrés au port pour réparer le filet. »

« Tu crois vraiment que cette bague était maudite ? » demande Lalla.

« Je ne sais pas si elle était maudite », dit Naman ; « mais ce que je sais, c’est que si je ne l’avais pas rejetée à la mer, le jour même un de mes compagnons m’aurait tué pour la voler, et tout le monde aurait péri de cette façon, jusqu’au dernier. »

Ce sont des histoires que Lalla aime bien entendre, comme cela, assise à côté du vieux pêcheur, en face de la mer, à l’ombre du figuier, quand le vent souffle et fait battre les feuilles. C’est un peu comme si elle entendait la voix de la mer, et les paroles de Naman pèsent sur ses paupières et font monter le sommeil dans son corps. Alors elle se love dans le sable, la tête contre les racines du figuier, tandis que le pêcheur continue à réparer son filet de corde rouge, et que les guêpes vrombissent au-dessus des gouttes de sel.