Ensuite les femmes et les enfants dormaient sous la tente, et les hommes se couchaient dans leurs manteaux, autour du feu éteint. Ils disparaissaient sur l’étendue de sable et de pierre, invisibles, tandis que le ciel noir resplendissait encore davantage.
Ils avaient marché ainsi pendant des mois, des années, peut-être. Ils avaient suivi les routes du ciel entre les vagues des dunes, les routes qui viennent du Draa, de Tamgrout, de l’Erg Iguidi, ou, plus au nord, la route des Aït Atta, des Gheris, de Tafilelt, qui rejoignent les grands ksours des contreforts de l’Atlas, ou bien la route sans fin qui s’enfonce jusqu’au cœur du désert, au-delà du Hank, vers la grande ville de Tombouctou. Certains étaient morts en route, d’autres étaient nés, s’étaient mariés. Les bêtes aussi étaient mortes, la gorge ouverte pour fertiliser les profondeurs de la terre, ou bien frappées par la peste, et laissées à pourrir sur la terre dure.
C’était comme s’il n’y avait pas de noms, ici, comme s’il n’y avait pas de paroles. Le désert lavait tout dans son vent, effaçait tout. Les hommes avaient la liberté de l’espace dans leur regard, leur peau était pareille au métal. La lumière du soleil éclatait partout. Le sable ocre, jaune, gris, blanc, le sable léger glissait, montrait le vent. Il couvrait toutes les traces, tous les os. Il repoussait la lumière, il chassait l’eau, la vie, loin d’un centre que personne ne pouvait reconnaître. Les hommes savaient bien que le désert ne voulait pas d’eux : alors ils marchaient sans s’arrêter, sur les chemins que d’autres pieds avaient déjà parcourus, pour trouver autre chose. L’eau, elle était dans les aiun, les yeux, couleur de ciel, ou bien dans les lits humides des vieux ruisseaux de boue. Mais ce n’était pas de l’eau pour le plaisir, ni pour le repos. C’était juste la trace d’une sueur à la surface du désert, le don parcimonieux d’un Dieu sec, le dernier mouvement de la vie. Eau lourde arrachée au sable, eau morte des crevasses, eau alcaline qui donnait la colique, qui faisait vomir. Il fallait aller encore plus loin, penché un peu en avant, dans la direction qu’avaient donnée les étoiles.
Mais c’était le seul, le dernier pays libre peut-être, le pays où les lois des hommes n’avaient plus d’importance. Un pays pour les pierres et pour le vent, aussi pour les scorpions et pour les gerboises, ceux qui savent se cacher et s’enfuir quand le soleil brûle et que la nuit gèle.
Maintenant, ils étaient apparus au-dessus de la vallée de la Saguiet el Hamra, ils descendaient lentement les pentes de sable. Au fond de la vallée, commençaient les traces de la vie humaine : champs de terre entourés de murs de pierre sèche, enclos pour les chameaux, baraquements de feuilles de palmier nain, grandes tentes de laine pareilles à des bateaux renversés. Les hommes descendaient lentement, enfonçant leurs talons dans le sable qui s’éboulait. Les femmes ralentissaient leur marche, et restaient loin derrière le groupe des bêtes tout à coup affolées par l’odeur des puits. Alors l’immense vallée apparaissait, s’ouvrait sous le plateau de pierre. Nour cherchait les hauts palmiers vert sombre jaillissant du sol, en rangs serrés autour du lac d’eau claire, il cherchait les palais blancs, les minarets, tout ce qu’on lui avait dit depuis son enfance, quand on lui avait parlé de la ville de Smara. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas vu d’arbres. Ses bras un peu desserrés, il marchait vers le bas de la vallée, les yeux à demi fermés à cause de la lumière et du sable.
À mesure que les hommes descendaient vers le fond de la vallée, la ville qu’ils avaient entrevue un instant disparaissait, et ils ne trouvaient que la terre sèche et nue. Il faisait chaud, la sueur coulait abondamment sur le visage de Nour, collait ses vêtements bleus à ses reins, à ses épaules.
Maintenant, d’autres hommes, d’autres femmes apparaissaient aussi, comme nés de la vallée. Des femmes avaient allumé leurs braseros pour le repas du soir, des enfants, des hommes immobiles devant leurs tentes poussiéreuses. Ils étaient venus de tous les points du désert, au-delà de la Hamada de pierres, des montagnes du Cheheïba et de Ouarkziz, du Siroua, des monts Oum Chakourt, au-delà même des grandes oasis du Sud, du lac souterrain de Gourara. Ils avaient franchi les montagnes par le pas de Maïder, vers Tarhamant, ou plus bas, là où le Draa rencontre le Tingut, par Regbat. Ils étaient venus, tous les peuples du Sud, les nomades, les commerçants, les bergers, les pillards, les mendiants. Peut-être que certains avaient quitté le royaume de Biru, ou la grande oasis de Oualata. Leurs visages portaient la marque du terrible soleil, du froid mortel des nuits, aux confins du désert. Certains d’entre eux étaient d’un noir presque rouge, grands et longilignes, qui parlaient une langue inconnue ; c’étaient les Tubbus venus de l’autre côté du désert, du Borku et du Tibesti, les mangeurs de noix de cola, qui allaient jusqu’à la mer.
À mesure que le troupeau d’hommes et de bêtes approchait, les silhouettes noires des hommes se multipliaient. Derrière les acacias tordus, les huttes de branches et de boue apparaissaient, telles des termitières. Des maisons en pisé, des casemates de planches et de boue, et surtout, ces petits murs de pierre sèche, qui n’atteignaient même pas le genou, et qui divisaient la terre rouge en alvéoles minuscules. Dans des champs pas plus grands qu’un tapis de selle, les esclaves harratin essayaient de faire vivre quelques fèves, du piment, du mil. Les acéquias plongeaient leurs sillons stériles à travers la vallée, pour capter la moindre humidité.
C’était là qu’ils arrivaient, maintenant, vers la grande ville de Smara. Les hommes, les bêtes, tous avançaient sur la terre desséchée, au fond de cette grande blessure de la vallée de la Saguiet.
Il y avait tant de jours, durs et aigus comme le silex, tant d’heures qu’ils attendaient de voir cela. Il y avait tant de souffrance dans leurs corps meurtris, dans leurs lèvres saignantes, dans leur regard brûlé. Ils se hâtaient vers les puits, sans entendre les cris des bêtes ni la rumeur des autres hommes. Quand ils sont arrivés devant les puits, devant le mur de pierre qui retenait la terre molle, ils se sont arrêtés. Les enfants ont éloigné les bêtes à coups de pierres, pendant que les hommes se sont agenouillés pour prier. Puis chacun a plongé son visage dans l’eau et a bu longuement.
C’était comme cela, les yeux de l’eau au milieu du désert. Mais l’eau tiède contenait encore la force du vent, du sable, et du grand ciel glacé de la nuit. Tandis qu’il buvait, Nour sentait entrer en lui le vide qui l’avait chassé de puits en puits. L’eau trouble et fade l’écœurait, ne parvenait pas à étancher sa soif. C’était comme si elle installait au fond de son corps le silence et la solitude des dunes et des grands plateaux de pierres. L’eau était immobile dans les puits, lisse comme du métal, portant à sa surface les débris de feuilles et la laine des animaux. À l’autre puits, les femmes se lavaient et lissaient leurs chevelures.
Près d’elles, les chèvres et les dromadaires étaient immobiles, comme si des piquets les maintenaient dans la boue du puits.
D’autres hommes allaient et venaient, entre les tentes. C’étaient les guerriers bleus du désert, masqués, armés de poignards et de longs fusils, qui marchaient à grands pas, sans regarder personne. Les esclaves soudanais vêtus de haillons portaient les charges de mil ou de dattes, les outres d’huile. Des fils de grande tente, vêtus de blanc et de bleu sombre, des chleuhs à la peau presque noire, des enfants de la côte, aux cheveux rouges et à la peau tachée, des hommes sans race, sans nom, des mendiants lépreux qui n’approchaient pas de l’eau. Tous, ils marchaient sur le sol de pierres et de poussière rouge, ils allaient vers les murs de la ville sainte de Smara. Ils avaient fui le désert, pour quelques heures, quelques jours. Ils avaient déployé la toile lourde de leurs tentes, ils s’étaient enroulés dans leurs manteaux de laine, ils attendaient la nuit. Ils mangeaient, maintenant, la bouillie de mil arrosée de lait caillé, le pain, les dattes séchées au goût de miel et de poivre. Les mouches et les moustiques dansaient autour des cheveux des enfants dans l’air du soir, les guêpes se posaient sur leurs mains, sur leurs joues salies de poussière.