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« Ohé ! Hartani ! »

Lalla crie très fort dans le vent, tandis qu’elle approche des collines de cailloux et de ronces. Par ici il y a toujours plus ou moins de lézards qui détalent entre les pierres, quelquefois même des serpents qui s’esquivent en crissant. Il y a de grandes herbes qui coupent comme des couteaux, et beaucoup de ces palmiers nains avec lesquels on fait des paniers et des nattes. On entend les insectes siffler partout, parce qu’il y a des sources d’eau minuscules entre les roches, et de grands puits cachés dans les avens, où l’eau froide attend. Lalla, en passant, jette des cailloux dans les crevasses, et écoute le bruit qui résonne profondément dans l’ombre.

« Harta-a-ani ! »

Souvent il se cache, pour se moquer d’elle, simplement allongé par terre au pied d’un buisson d’épines. Il est toujours vêtu de sa longue robe de bure effilochée aux manches et au bas, et d’un long linge blanc qu’il enroule autour de sa tête et de son cou. Il est long et mince comme une liane, avec de belles mains brunes aux ongles couleur d’ivoire, et des pieds faits pour la course. Mais c’est son visage que Lalla aime surtout, parce qu’il ne ressemble à personne de ceux qui vivent ici, à la Cité. C’est un visage très mince et lisse, un front bombé et des sourcils très droits, et de grands yeux sombres couleur de métal. Ses cheveux sont courts, presque crépus, et il n’a ni moustache ni barbe. Mais il a l’air fort et sûr de lui, avec un regard qui va droit, qui vous scrute sans crainte, et il sait rire quand il veut d’un rire sonore qui vous rend tout de suite heureux.

Aujourd’hui, Lalla le trouve facilement, parce qu’il n’est pas caché. Il est simplement assis sur une grosse pierre, et il regarde droit devant lui, dans la direction du troupeau de chèvres. Il ne bouge pas. Le vent fait flotter un peu sa robe brune sur son corps, agite le bout de son turban blanc. Lalla marche vers lui sans l’appeler, parce qu’elle sait qu’il l’a entendue arriver. Le Hartani a l’oreille fine, il peut entendre bondir un lièvre à l’autre bout d’une colline, et il montre à Lalla les avions dans le ciel longtemps avant qu’elle ait perçu le bruit de leurs moteurs.

Quand elle est tout près de lui, le Hartani se lève et se retourne. Le soleil brille sur son visage noir. Il sourit et ses dents brillent aussi à la lumière. Bien qu’il soit plus jeune que Lalla, il est aussi grand qu’elle. Il tient un petit couteau sans manche dans sa main gauche.

« Que fais-tu avec ce couteau ? » demande Lalla.

Comme elle est fatiguée par tout le chemin qu’elle a fait, elle s’assoit sur le rocher. Lui, reste debout devant elle, en équilibre sur une jambe. Puis tout d’un coup, il bondit en arrière, il se met à courir à travers la colline caillouteuse. Quelques instants plus tard il ramène une poignée de roseaux qu’il a coupés dans les marécages. Il les montre à Lalla en souriant. Il halète un peu, comme un chien qui a couru trop vite.

« C’est beau », dit Lalla. « C’est pour jouer de la musique ? »

Elle ne demande pas cela vraiment. Elle murmure les mots, en faisant des gestes avec ses mains. Chaque fois qu’elle parle, le Hartani reste immobile et la regarde avec une attention sérieuse, parce qu’il cherche à comprendre.

Peut-être que Lalla est la seule personne qu’il comprenne, et qu’elle est la seule à le comprendre. Quand elle dit « musique », le Hartani saute sur place, en écartant ses longs bras, comme s’il allait danser. Il siffle entre ses doigts, si fort que les chèvres et bouc tressaillent, sur la pente de la colline.

Puis il prend quelques roseaux coupés, il les assemble dans ses mains. Il souffle dedans, et cela fait une drôle de musique un peu rauque, comme le cri des engoulevents dans la nuit, une musique un peu triste, comme le chant des bergers chleuhs.

Le Hartani joue un moment, sans reprendre son souffle. Ensuite, il tend les roseaux à Lalla, et elle joue à son tour, tandis que le jeune berger s’arrête de bouger, avec une lumière de plaisir dans son regard sombre. Ils s’amusent comme cela à souffler à tour de rôle dans les tubes de roseau de longueurs différentes, et la musique triste semble sortir du paysage blanc de lumière, des trous des grottes souterraines, du ciel même où bouge le vent lent.

De temps à autre, ils s’arrêtent, à bout de souffle, et le jeune garçon éclate de son rire sonore, et Lalla se met à rire elle aussi, sans savoir pourquoi.

Ensuite, ils marchent à travers les champs de pierres, et le Hartani prend la main de Lalla, parce que c’est plein de rochers pointus qu’elle ne connaît pas, entre les touffes de broussailles. Ils sautent par-dessus les petits murs de pierre sèche, ils zigzaguent entre les buissons d’épines. Le Hartani montre à Lalla tout ce qu’il y a dans les champs de pierres et sur les pentes des collines. Il connaît les cachettes mieux que personne : celles des insectes dorés, celles des criquets, celles des mantes religieuses et des insectes-feuilles. Il connaît aussi toutes les plantes, celles qui sentent bon quand on froisse leurs feuilles entre les doigts, celles qui ont des racines pleines d’eau, celles qui ont le goût de l’anis, du poivre, de la menthe, du miel. Il connaît les graines qui craquent sous la dent, les baies minuscules qui teignent les doigts et les lèvres en bleu. Il connaît même les cachettes où on trouve de petits escargots en pierre, ou de minuscules grains de sable en forme d’étoile. Il entraîne Lalla loin avec lui, par-delà les murs de pierre sèche, le long des sentiers qu’elle ne connaît pas, jusqu’aux collines d’où on voit le commencement du désert. Ses yeux brillent fort, la peau de son visage est sombre et luisante, quand il arrive en haut des collines. Alors il montre à Lalla la direction du sud, là où il est né.

Le Hartani n’est pas comme les autres garçons. Personne ne sait d’où il vient réellement. Seulement, un jour, il y a déjà longtemps de cela, un homme est venu, monté sur un chameau. Il était vêtu comme les guerriers du désert, avec un grand manteau bleu ciel et le visage voilé de bleu. Il s’est arrêté au puits pour abreuver son chameau, et lui-même a bu longuement l’eau du puits. C’est Yasmina, la femme du chevrier, qui l’a vu quand elle allait chercher de l’eau. Elle s’est arrêtée pour laisser l’étranger boire à sa soif, et quand il est reparti sur son chameau, elle a vu que l’homme avait laissé au bord du puits un tout petit enfant enveloppé dans un morceau de tissu bleu. Comme personne n’en voulait, c’est Yasmina qui a gardé l’enfant. Elle l’a élevé, et il a grandi dans sa famille, comme s’il était son fils. L’enfant était le Hartani, c’est le surnom qu’on lui a donné parce qu’il avait la peau noire comme les esclaves du Sud.

Le Hartani a grandi à l’endroit même où le guerrier du désert l’a laissé, près des champs de pierres et des collines, là où commence le désert. C’est lui qui a gardé les chèvres de Yasmina, il est devenu comme les autres garçons qui sont des bergers. Il sait s’occuper des bêtes, il sait les conduire où il veut, sans les frapper, rien qu’en sifflant entre ses doigts, car les bêtes n’ont pas peur de lui. Il sait parler aussi aux essaims d’abeilles, simplement en sifflotant entre ses dents, en les guidant avec ses mains. Le gens ont un peu peur du Hartani, ils disent qu’il est mejnoun, qu’il a des pouvoirs qui viennent des démons. Ils disent qu’il sait commander aux serpents et aux scorpions, qu’il peut les envoyer pour donner la mort aux bêtes des autres bergers. Mais Lalla ne croit pas cela, elle n’a pas peur de lui. Peut-être qu’elle est la seule personne qui le connaisse bien, parce qu’elle lui parle autrement qu’avec les mots. Elle le regarde, et elle lit dans la lumière de ses yeux noirs, et lui regarde au fond de ses yeux d’ambre ; il ne regarde pas seulement son visage, mais vraiment tout au fond de ses yeux, et c’est comme cela qu’il comprend ce qu’elle veut lui dire.