Aamma hésite, parce qu’elle choisit avec soin ce qu’elle va raconter.
« Al Azraq était un grand saint », dit-elle. « Il savait guérir les malades, même ceux qui étaient malades au-dedans, ceux qui avaient perdu la raison. Il vivait partout, dans les cabanes des bergers, les abris de feuilles qui sont construits autour des arbres, ou bien même dans les grottes, au cœur de la montagne. Les gens venaient de toutes parts pour le voir et lui demander secours. Un jour, un vieil homme a amené son fils qui était aveugle, et il lui a dit : guéris mon fils, toi qui as reçu la bénédiction de Dieu, guéris-le et je te donnerai tout ce que j’ai. Et il lui a montré un sac plein d’or qu’il avait apporté avec lui. Al Azraq lui a dit : à quoi peut servir ton or ici ? Et il lui montrait le désert, sans une goutte d’eau, sans un fruit. Et il a pris l’or du vieil homme et il l’a jeté sur le sol, et l’or s’est transformé en scorpions et en serpents qui fuyaient au loin, et le vieil homme s’est mis à trembler de peur. Alors Al Azraq a dit au vieil homme : acceptes-tu d’être aveugle à la place de ton fils ? Le vieil homme a répondu : je suis très vieux, à quoi me servent mes yeux ? Fais que mon fils voie, et je serai content. Aussitôt le jeune homme a recouvré la vue et il était ébloui par la lumière du soleil. Mais quand il s’est aperçu que son père était aveugle, il a cessé d’être heureux. Rends la vue à mon père, a-t-il dit, car c’est moi que Dieu avait condamné. Alors Al Azraq leur a donné la vue à tous deux, parce qu’il savait que leur cœur était bon. Et il a continué sa route vers la mer, et il s’est arrêté pour vivre dans un endroit comme ici, près des dunes, au bord de la mer. »
Aamma se tait encore un peu. Lalla pense aux dunes, là où vivait Al Azraq, elle entend le bruit du vent et de la mer.
« Les pêcheurs lui donnaient à manger tous les jours, parce qu’ils savaient que l’Homme Bleu était un saint, et ils demandaient sa bénédiction. Certains venaient de très loin, des villes fortifiées du Sud, ils venaient pour entendre sa parole. Mais Al Azraq n’enseignait pas la Sunna avec les mots, et quand quelqu’un venait lui demander : enseigne-moi la Voie, il se contentait de réciter le chapelet pendant des heures, sans rien dire d’autre. Puis il disait au visiteur : va chercher du bois pour le feu, va chercher de l’eau, comme s’il était son serviteur. Il lui disait : évente-moi, et même il lui parlait durement, il le traitait de paresseux et de menteur, comme s’il était son esclave. »
Aamma parle lentement, dans la maison obscure, et Lalla croit entendre la voix de l’Homme Bleu.
« Il enseignait comme cela la Sunna, pas avec les mots de la parole, mais avec des gestes et des prières, pour obliger les visiteurs à s’humilier dans leur cœur. Mais quand c’étaient des gens simples qui venaient, ou des enfants, Al Azraq était très doux avec eux, il leur disait des paroles très douces, il leur racontait des légendes merveilleuses, parce qu’il savait qu’eux n’avaient pas le cœur endurci et qu’ils étaient vraiment près de Dieu. C’est pour eux qu’il faisait parfois des miracles, pour les aider, parce qu’ils n’avaient pas d’autre recours. »
Aamma hésite :
« Je t’ai raconté le miracle de la source d’eau qu’il a fait jaillir sous un rocher ? »
« Oui, mais raconte-le encore une fois », dit Lalla.
C’est l’histoire qu’elle aime le mieux au monde. Chaque fois qu’elle l’entend, elle sent quelque chose d’étrange qui bouge au fond d’elle, comme si elle allait pleurer, comme un frisson de fièvre. Elle pense comment tout s’est passé, il y a très longtemps, aux portes du désert, dans un village de boue et de palmes, avec une grande place vide où vrombissent les guêpes, et l’eau de la fontaine qui brille au soleil, lisse comme un miroir où se reflètent les nuages et le ciel. Sur la place du village il n’y a personne, car le soleil brûle très fort, et tous les hommes sont à l’abri, dans la fraîcheur de leurs maisons. Sur l’eau de la fontaine immobile, ouverte comme un œil qui regarde le ciel, passe de temps en temps le lent frisson de l’air embrasé qui jette une poudre fine et blanche à la surface, comme une taie imperceptible qui fond aussitôt. L’eau est belle et profonde, bleu-vert, silencieuse, immobile dans le creux de la terre rouge où les pieds nus des femmes ont laissé des traces luisantes. Seules les guêpes vont et viennent au-dessus de l’eau, frôlent la surface, repartent vers les maisons où montent les fumées des braseros.
« C’était une femme qui allait chercher une cruche d’eau à la fontaine. Personne ne se souvient plus de son nom maintenant, parce que cela s’est passé il y a très longtemps. Mais c’était une très vieille femme, qui n’avait plus de forces, et quand elle est arrivée à la fontaine, elle pleurait et elle se lamentait parce qu’elle avait beaucoup de chemin à faire pour rapporter l’eau chez elle. Elle restait là, accroupie par terre, à pleurer et à gémir. Alors tout d’un coup, sans qu’elle l’ait entendu venir, Al Azraq était debout à côté d’elle… »
Lalla le voit distinctement maintenant. Il est grand et maigre, enveloppé de son manteau couleur de sable. Son visage est caché par son voile, mais ses yeux brillent d’une étrange lumière qui apaise et fortifie comme la flamme d’une lampe. Elle le reconnaît maintenant. C’est lui qui apparaît sur le plateau de pierre, là où commence le désert, et qui entoure Lalla de son regard, avec tant d’insistance et de force qu’elle en ressent un vertige. Il vient comme cela, silencieusement comme une ombre, il sait être là quand il le faut.
« La vieille femme continuait à pleurer, alors Al Azraq lui a demandé doucement pourquoi elle pleurait. »
Mais on ne peut avoir peur quand il arrive silencieusement, comme surgi du désert. Son regard est plein de bonté, sa voix est lente et calme, son visage même resplendit de lumière.
« La vieille femme lui a dit sa tristesse, sa solitude, parce que sa maison était très loin de l’eau et qu’elle n’avait pas la force de rentrer en portant la cruche… »
Sa voix et son regard sont une seule et même chose, comme s’il savait déjà ce qui doit venir, dans l’avenir, et qu’il connaissait le secret des destinées humaines.
« Ne pleure pas pour cela, a dit Al Azraq, je vais t’aider à retourner chez toi. Et il l’a guidée par le bras jusque chez elle, et quand ils sont arrivés devant sa maison, il lui a dit simplement : soulève cette pierre au bord du chemin, et tu ne manqueras plus jamais d’eau. Et la vieille femme a fait ce qu’il a dit, et sous la pierre, il y avait une source d’eau très claire qui a jailli, et l’eau s’est répandue alentour, jusqu’à former une fontaine plus belle et plus fraîche que nulle autre dans le pays. Alors la vieille femme a remercié Al Azraq, et plus tard, les gens sont venus de tous les environs pour voir la fontaine, et pour goûter de son eau, et tous louaient Al Azraq qui avait reçu un tel pouvoir de Dieu. »
Lalla pense à la fontaine jaillie de sous la pierre, elle pense à l’eau très claire et lisse qui brillait dans la lumière du soleil. Elle y pense longtemps, dans la pénombre, tandis qu’Aamma continue à pétrir la pâte du pain. Et l’ombre de l’Homme Bleu se retire, silencieusement, comme elle était venue, mais son regard plein de force reste suspendu au-dessus d’elle, et l’enveloppe comme un souffle.
Aamma se tait maintenant, elle ne dit plus rien du tout. Elle continue à frapper et à masser la pâte dans le grand plat de terre qui oscille. Peut-être qu’elle pense, elle aussi, à la belle fontaine d’eau profonde jaillie sous la pierre du chemin, comme la vraie parole d’Al Azraq, la vraie voie.