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La lumière est belle, ici, sur la Cité, tous les jours. Lalla n’avait jamais fait tellement attention à la lumière, jusqu’à ce que le Hartani lui apprenne à la regarder. C’est une lumière très claire, surtout le matin, juste après le lever du soleil. Elle éclaire les rochers et la terre rouges, elle les rend vivants. Il y a des endroits pour voir la lumière. Le Hartani a conduit Lalla, un matin, jusqu’à un de ces endroits. C’est un gouffre qui s’ouvre au fond d’un ravin de pierres, et le Hartani est le seul à connaître cette cachette. Il faut bien savoir le passage. Le Hartani a pris la main de Lalla, et il l’a guidée le long de l’étroit boyau qui descend vers l’intérieur de la terre. Tout de suite, on sent la fraîcheur humide de l’ombre, et les bruits cessent, comme quand on plonge la tête sous l’eau. Le boyau s’enfonce loin sous la terre. Lalla a un peu peur, parce que c’est la première fois qu’elle descend à l’intérieur de la terre. Mais le berger serre fort sa main, et cela lui donne du courage.

Tout d’un coup, ils s’arrêtent : le long boyau est inondé de lumière, parce qu’il débouche en plein sur le ciel. Lalla ne comprend pas comment cela est possible, parce qu’ils n’ont pas cessé de descendre, mais c’est pourtant vrai : le ciel est là, devant elle, immense et léger. Elle reste immobile, le souffle arrêté, les yeux grands ouverts. Ici, il n’y a plus que le ciel, si clair qu’on croit être un oiseau en train de voler.

Le Hartani fait signe à Lalla de s’approcher de l’ouverture. Puis il s’assoit sur les pierres, lentement, pour ne pas créer d’éboulements. Lalla s’assoit un peu derrière lui, frissonnante à cause du vertige. En bas, tout en bas de la falaise, elle aperçoit-dans la brume la grande plaine déserte, les torrents asséchés. À l’horizon, il y a une vapeur ocre qui s’étale : c’est le commencement du désert. C’est là que Hartani s’en va, quelquefois, tout seul, sans rien emporter d’autre qu’un peu de pain enveloppé dans un mouchoir. C’est à l’est, là où la lumière du soleil est la plus belle, si belle qu’on voudrait faire comme le Hartani, courir pieds nus dans le sable, bondir par-dessus les pierres coupantes et les ravins, aller toujours plus loin dans la direction du désert.

« C’est beau, Hartani ! »

Parfois Lalla oublie que le berger ne peut pas comprendre. Quand elle lui parle, il tourne son visage vers elle, et ses yeux brillent, ses lèvres cherchent à imiter les mouvements du langage. Puis, il fait une grimace et Lalla se met à rire.

« Oh ! »

Elle lui montre du doigt un point noir immobile au centre de l’espace. Le Hartani regarde un instant dans la direction du point, et il fait avec la main le signe de l’oiseau, index replié, les trois derniers doigts écartés comme les plumes de l’oiseau. Le point glisse lentement au centre du ciel, il tourne un peu sur lui-même, il descend, il s’approche. Maintenant, Lalla distingue bien son corps, sa tête, ses ailes aux rémiges écartées. C’est un épervier qui cherche sa proie, et qui glisse sur les courants du vent, silencieusement, comme une ombre.

Lalla le regarde longtemps, le cœur battant. Elle n’a jamais rien vu d’aussi beau que cet oiseau qui trace ses cercles lents dans le ciel, très haut au-dessus de la terre rouge, seul et silencieux dans le vent, dans la lumière du soleil, et qui bascule par moments vers le désert, comme s’il allait tomber. Le cœur de Lalla bat plus fort, parce que le silence de l’oiseau fauve entre en elle, fait naître la peur. Son regard est fixé sur l’épervier, elle ne peut pas l’en détacher. Le terrible silence du centre du ciel, le froid de l’air libre, surtout la lumière qui brûle, tout cela l’étourdit, creuse un vertige. Elle appuie sa main sur le bras du Hartani, pour ne pas tomber en avant vers le vide. Lui aussi regarde l’épervier. Mais c’est comme si l’oiseau était son frère, et que rien ne les séparait. Ils ont le même regard, le même courage, ils partagent le silence interminable du ciel, du vent et du désert.

Quand Lalla s’aperçoit que le Hartani et l’épervier sont semblables, elle frissonne, mais son vertige cesse. Le ciel devant elle est immense, la terre est une buée grise et ocre qui flotte à l’horizon. Puisque le Hartani connaît tout cela, Lalla n’a plus peur d’entrer dans le silence. Elle ferme les yeux, elle se laisse glisser dans l’air, au milieu du ciel, accrochée au bras du jeune berger. Lentement, ensemble, ils tracent de grands cercles au-dessus de la terre, si loin qu’on n’entend plus aucun bruit, rien que le froissement léger du vent dans les rémiges, si haut qu’on ne voit presque plus les rochers, les buissons d’épines, les maisons de planches et de papier goudronné.

Puis, quand ils ont longtemps volé ensemble, et qu’ils sont tout ivres de vent, de lumière et de bleu de ciel, ils reviennent vers la bouche de la grotte, en haut de la falaise rouge ; ils se posent légèrement, sans faire rouler une pierre, sans faire bouger un grain de sable. Ça, ce sont les choses que sait faire le Hartani, comme cela, sans parler, sans penser, rien qu’avec son regard.

Il connaît toutes sortes d’endroits où on peut voir les lumières, parce qu’il n’y a pas seulement une lumière, mais beaucoup de lumières différentes. Au début, quand il conduisait Lalla à travers les rochers, dans les creux, vers les vieilles crevasses asséchées, ou bien en haut d’un roc rouge, elle croyait que c’était pour aller chasser les lézards ou pour piller les nids des oiseaux, comme font les autres garçons. Mais le Hartani lui montrait alors, en tendant la main, les yeux brillants de plaisir, et au bout de son geste, il n’y avait rien que le ciel, immense, éclatant de blancheur, ou bien la danse des rayons de soleil le long des cassures de pierre, ou encore ces espèces de lunes que fait le soleil à travers le feuillage des arbustes. Quelquefois aussi il montrait les moucherons suspendus dans l’air, pareils à des bulles entre deux touffes d’herbe, comme s’il y avait eu une immense toile d’araignée. Ces choses étaient plus belles quand il les regardait, plus neuves, comme si personne ne les avait regardées avant lui, comme au commencement du monde.

Lalla aime suivre le Hartani. Elle marche derrière lui, le long du sentier qu’il ouvre. Ce n’est pas exactement un sentier, parce qu’il n’y a pas de traces, et pourtant, quand le Hartani s’avance, on voit que c’est bien là qu’est le passage, et pas ailleurs. Peut-être que ce sont des sentiers pour les chèvres et pour les renards, pas pour les hommes. Mais lui, le Hartani, il est comme l’un d’eux, il sait des choses que les hommes ne savent pas, il les voit avec tout son corps, pas seulement avec ses yeux.

C’est comme pour les odeurs. Quelquefois le Hartani marche très loin sur la plaine de pierres, dans la direction de l’est. Le soleil brûle sur les épaules et sur le visage de Lalla, et elle a du mal à suivre le berger. Lui ne s’occupe pas d’elle alors. Il cherche quelque chose, presque sans s’arrêter, un peu penché vers le sol, bondissant de roche en roche. Puis tout d’un coup il s’arrête, et il met son visage contre la terre, à plat ventre comme s’il était en train de boire. Lalla s’approche doucement, tandis que le Hartani se relève un peu. Ses yeux de métal brillent de plaisir, comme s’il avait trouvé la chose la plus précieuse du monde. Entre les cailloux, dans la terre poudreuse, il y a une touffe verte et grise, un tout petit arbuste aux feuilles maigres comme il y en a tant ici, mais quand Lalla approche son visage à son tour, elle sent le parfum, faible d’abord, puis de plus en plus profond, le parfum des plus belles fleurs, l’odeur de la menthe et de l’herbe chiba, l’odeur des citrons aussi, l’odeur de la mer et du vent, des prairies en été. Il y a tout cela, et bien davantage, dans cette plante minuscule, sale et fragile, qui pousse à l’abri des cailloux au milieu du grand plateau aride ; et seul le Hartani le sait.