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C’est lui qui montre à Lalla toutes les belles odeurs, parce qu’il connaît leurs cachettes. Les odeurs sont comme les cailloux et les animaux, elles ont chacune sa cachette. Mais il faut savoir les chercher, comme les chiens, à travers le vent, en flairant les pistes minuscules, puis en bondissant, sans hésiter, jusqu’à la cachette.

Le Hartani a montré à Lalla comment il faut faire. Autrefois, elle ne savait pas. Autrefois, elle pouvait passer à côté d’un buisson, ou d’une racine, ou d’un rayon de miel, sans rien percevoir. L’air est si plein de senteurs ! Elles bougent tout le temps, comme des souffles, elles montent, elles descendent, elles se croisent, se mélangent, se séparent. Au-dessus des traces d’un lièvre flotte l’étrange odeur de la peur, et un peu plus loin, le Hartani fait signe à Lalla d’approcher. Sur la terre rouge, d’abord, il n’y a rien, mais peu à peu, la jeune fille distingue quelque chose d’âcre, de dur, l’odeur de l’urine et de la sueur, et d’un seul coup elle reconnaît l’odeur : c’est celle d’un chien sauvage, affamé, au poil hérissé, qui courait à travers le plateau à la poursuite du lièvre.

Lalla aime passer les jours avec le Hartani. Elle est la seule à qui il montre toutes ces choses. Les autres, il s’en méfie, parce qu’ils n’ont pas le temps d’attendre, pour chercher les odeurs, ou pour voir voler les oiseaux du désert. Il n’a pas peur des gens. Ce serait plutôt lui qui ferait peur aux gens. Ils disent qu’il est « mejnoun », possédé des démons, qu’il est magicien, qu’il a le mauvais œil. Lui, le Hartani, est celui qui n’a pas de père ni de mère, celui qui est venu de nulle part, celui qu’un guerrier du désert a déposé un jour, près du puits, sans dire un mot. Il est celui qui n’a pas de nom. Quelquefois Lalla voudrait bien savoir qui il est, elle voudrait bien lui demander :

« D’où viens-tu’ ? »

Mais le Hartani ne connaît pas le langage des hommes, il ne répond pas aux questions. Le fils aîné d’Aamma dit que le Hartani ne sait pas parler parce qu’il est sourd. C’est en tout cas ce que le maître d’école lui a dit un jour ; cela s’appelle des sourds-muets. Mais Lalla sait bien que ce n’est pas vrai, parce que le Hartani entend mieux que personne. Il sait entendre des bruits si fins, si légers, que même en mettant l’oreille contre la terre on ne les entend pas. Il sait entendre un lièvre qui bondit de l’autre côté du plateau de pierres, ou bien quand un homme approche sur le sentier, à l’autre bout de la vallée. Il est capable de trouver l’endroit où chante le criquet, ou bien le nid des perdrix dans les hautes herbes. Mais le Hartani ne veut pas entendre le langage des hommes, parce qu’il vient d’un pays où il n’y a pas d’hommes, seulement le sable des dunes et le ciel.

Quelquefois, Lalla parle au berger, elle lui dit, par exemple, « Biluuu-la ! », lentement, en le regardant au fond des yeux, et il y a une drôle de lumière qui éclaire ses yeux de métal sombre. Il pose la main sur les lèvres de Lalla, et il suit leur mouvement quand elle parle ainsi. Mais jamais il ne prononce une parole à son tour.

Puis, au bout d’un moment, il en a assez, il détourne son regard, il va s’asseoir plus loin, sur une autre pierre. Mais ça n’a pas d’importance au fond, parce que maintenant Lalla sait que les paroles ne comptent pas réellement. C’est seulement ce qu’on veut dire, tout à fait à l’intérieur, comme un secret, comme une prière, c’est seulement cette parole-là qui compte. Et le Hartani ne parle pas autrement, il sait donner et recevoir cette parole. Il y a tant de choses qui passent par le silence. Cela non plus, Lalla ne le savait pas avant d’avoir rencontré le Hartani. Les autres n’attendent que des paroles, ou bien des actes, des preuves, mais lui, le Hartani, il regarde Lalla, avec son beau regard de métal, sans rien dire, et c’est dans la lumière de son regard qu’on entend ce qu’il dit, ce qu’il demande.

Quand il est inquiet, ou quand il est au contraire très heureux, il s’arrête, il pose ses mains sur les tempes de Lalla, c’est-à-dire qu’il les tend de chaque côté de la tête de la jeune fille, sans la toucher, et il reste un long moment, le visage tout éclairé de lumière. Et Lalla sent la chaleur des paumes contre ses joues et contre ses tempes, comme s’il y avait un feu qui la chauffait. C’est une impression étrange, qui la remplit de bonheur à son tour, qui entre jusqu’au fond d’elle-même, qui la dénoue, l’apaise. C’est pour cela surtout que Lalla aime le Hartani, parce qu’il a ce pouvoir dans les paumes de ses mains. Peut-être qu’il est vraiment un magicien.

Elle regarde les mains du berger, pour comprendre. Ce sont de longues mains aux doigts minces, aux ongles nacrés, à la peau fine et brune, presque noire sur le dessus, et d’un rose un peu jaune en dessous, comme ces feuilles d’arbre qui ont deux couleurs.

Lalla aime beaucoup les mains du Hartani. Ce ne sont pas des mains comme celles des autres hommes de la Cité, et elle croit bien qu’il n’y en a pas d’autres comme celles-là dans tout le pays. Elles sont agiles et légères, pleines de force aussi, et Lalla pense que ce sont les mains de quelqu’un de noble, le fils d’un cheikh peut-être, ou peut-être même d’un guerrier de l’Orient, venu de Bagdad.

Le Hartani sait tout faire avec ses mains, pas seulement saisir les cailloux ou rompre le bois, mais faire des nœuds coulants avec les fibres du palmier, des pièges pour prendre les oiseaux, ou encore siffler, faire de la musique, imiter le cri de la perdrix, de l’épervier, du renard, et imiter le bruit du vent, de l’orage, de la mer. Surtout, ses mains savent parler. C’est cela que Lalla préfère. Quelquefois, pour parler, le Hartani s’assoit sur une grosse pierre plate, au soleil, les pieds sous sa grande robe de bure. Ses habits sont très clairs, presque blancs, et on ne voit alors que son visage et ses mains couleur d’ombre, et c’est comme cela qu’il commence à parler.

Ce ne sont pas vraiment des histoires qu’il raconte à Lalla. Ce sont plutôt des images qu’il fait naître dans l’air, rien qu’avec les gestes, avec ses lèvres, avec la lumière de ses yeux. Des images fugitives qui tracent des éclairs, qui s’allument et s’éteignent, mais jamais Lalla n’a rien entendu de plus beau, de plus vrai. Même les histoires que raconte Naman le pêcheur, même quand Aamma parle d’Al Azraq, l’Homme Bleu du désert, et de la fontaine d’eau claire qui a jailli sous une pierre, ce n’est pas aussi beau. Ce que dit le Hartani avec ses mains est insensé comme lui, mais c’est comme un rêve, parce que chaque image qu’il fait paraître vient à l’instant où on s’y attendait le moins, et pourtant c’était elle qu’on attendait. Il parle comme cela, pendant longtemps, il fait apparaître des oiseaux aux plumes écartées, des rochers fermés comme les poings, des maisons, des chiens, des orages, des avions, des fleurs géantes, des montagnes, le vent qui souffle sur les visages endormis. Tout cela ne veut rien dire, mais quand Lalla regarde son visage, le jeu de ses mains noires, elle voit ces images apparaître, si belles et neuves, éclatantes de lumière et de vie, comme si elles jaillissaient vraiment au creux de ses mains, comme si elles sortaient de ses lèvres, sur le rayon de ses yeux.

Ce qui est beau surtout quand le Hartani parle comme cela, c’est qu’il n’y a rien qui trouble le silence. Le soleil brûle sur le plateau de pierres, sur les falaises rouges. Le vent arrive, par instants, un peu froid, ou bien on entend à peine le froissement du sable qui coule dans les rainures des roches. Avec ses longues mains aux doigts souples, le Hartani fait apparaître un serpent qui glisse au fond d’un ravin, puis qui s’arrête, tête dressée. Alors un grand ibis blanc s’échappe, en faisant claquer ses ailes. Dans le ciel, la nuit, la lune est ronde, et de son index, le Hartani allume les étoiles, une, une, encore une… L’été, la pluie commence à tomber, l’eau coule dans les ruisseaux, agrandit une mare ronde où volent des moustiques. Droit vers le centre du ciel bleu, le Hartani lance une pierre triangulaire qui monte, monte, et hop ! d’un seul coup elle s’ouvre et se transforme en un arbre au feuillage immense rempli d’oiseaux.