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Quelquefois le Hartani se sert de son visage pour imiter les gens, ou les animaux. Il sait très bien faire la tortue, en pinçant ses lèvres, la tête rentrée entre ses épaules, le dos rond. Ça fait toujours bien rire Lalla, comme la première fois. Ou bien il fait le chameau, les lèvres tendues en avant, les incisives découvertes. Il imite très bien aussi les héros qu’il a vus au cinéma. Tarzan, ou Maciste, et ceux des bandes dessinées.

Lalla lui apporte de temps à autre des petits journaux illustrés qu’elle a pris au fils aîné d’Aamma, ou qu’elle a achetés avec ses économies. Il y a les histoires d’Akim, de Roch Rafal, les histoires qui se passent dans la lune ou sur les autres planètes, et des petits livres de Mickey Mouse ou Donald. C’est ceux-là qu’elle préfère. Elle ne peut pas lire ce qui est écrit, mais elle s’est fait raconter l’histoire deux ou trois fois par le fils d’Aamma, et elle les connaît par cœur. Mais de toute façon, le Hartani n’a pas envie d’entendre l’histoire. Il prend les petits livres, et il a une drôle de façon de les regarder, en les mettant de travers, et en penchant un peu la tête de côté. Ensuite, quand il a bien regardé les dessins, il bondit sur ses pieds, et il imite Roch Rafal ou bien Akim sur le dos d’un éléphant (c’est un rocher qui fait l’éléphant).

Mais Lalla ne reste jamais très longtemps avec le Hartani, parce qu’il y a toujours un moment où son visage semble se fermer. Elle ne comprend pas bien ce qui se passe, quand le visage du jeune berger devient dur et fixe, et que son regard est si lointain. C’est comme quand un nuage passe devant le soleil, ou quand la nuit descend très vite sur les collines et dans le creux des vallées. C’est terrible, parce que Lalla voudrait bien retenir le temps où le Hartani avait l’air heureux, son sourire, la lumière qui brillait dans ses yeux. Mais c’est impossible. Tout d’un coup le Hartani s’en va, comme un animal. Il bondit et disparaît en un clin d’œil, sans que Lalla ait pu voir où il allait. Mais elle ne cherche plus à le retenir maintenant. Même, certains jours, quand il y a eu tant de lumière sur le plateau de pierres, quand le Hartani a parlé avec ses mains et fait naître tant de choses extraordinaires, Lalla préfère s’en aller la première. Elle se lève, et elle s’en va sans courir, sans se retourner, jusqu’au chemin qui conduit à la Cité de planches et de papier goudronné. Peut-être qu’à force de voir le Hartani, elle est devenue comme lui, maintenant.

D’ailleurs, les gens n’aiment pas trop qu’elle aille si souvent voir le Hartani. Peut-être qu’ils ont peur qu’elle devienne « mejnoun » elle aussi, qu’elle prenne les esprits malins qu’il y a dans le corps du berger. Le fils aîné d’Aamma dit que le Hartani est un voleur, parce qu’il a de l’or dans un petit sac de cuir qu’il porte autour de son cou.

Mais Lalla sait que ce n’est pas vrai. L’or, c’est le Hartani qui l’a trouvé un jour, dans le lit d’un torrent à sec. Il a pris Lalla par la main et il l’a guidée jusqu’au fond de la crevasse, et là, dans le sable gris du torrent, Lalla a vu la poudre d’or qui brillait.

« Ce n’est pas un garçon pour toi », dit Aamma, quand Lalla revient du plateau de pierres.

Le visage de Lalla est maintenant aussi noir que celui du Hartani, à cause du soleil qui brûle plus fort là-haut. Quelquefois Aamma ajoute :

« Tu ne vas tout de même pas te marier avec le Hartani ? »

« Pourquoi pas ? » dit Lalla. Et elle hausse les épaules.

Elle n’a pas envie de se marier, elle n’y pense jamais. À l’idée qu’elle pourrait se marier avec le Hartani, elle se met à rire.

Pourtant, chaque fois qu’elle peut, quand elle a décidé qu’elle a terminé son travail, Lalla sort de la Cité et elle va vers les collines où sont les bergers. C’est à l’est de la Cité, là où commencent les terres sans eau, les hautes falaises de pierre rouge. Elle aime bien marcher sur le sentier très blanc qui serpente entre les collines, en écoutant la musique aiguë des criquets, en regardant les traces des serpents dans le sable.

Un peu plus loin, elle entend les sifflements des bergers. Ce sont pour la plupart des jeunes enfants, garçons et filles, qui sont dispersés un peu partout dans les collines avec leurs troupeaux de moutons et de chèvres. Ils sifflent comme cela pour s’appeler, pour se parler, ou pour faire peur aux chiens sauvages.

Lalla aime bien marcher entre les collines, les yeux plissés très fort à cause de la lumière blanche, avec tous ces sifflements qui jaillissent de tous les côtés. Ça la fait frissonner un peu, malgré la chaleur, ça fait battre son cœur plus vite. Quelquefois elle s’amuse à leur répondre.

C’est le Hartani qui lui a montré comment on fait, en mettant deux doigts dans sa bouche.

Quand les jeunes bergers viennent la voir sur le chemin, ils restent d’abord un peu à distance, parce qu’ils sont plutôt méfiants. Ils ont des visages lisses, couleur de cuivre brûlé, avec des fronts bombés et des cheveux d’une drôle de couleur, presque rouges. C’est le soleil et le vent du désert qui ont brûlé leur peau et leurs cheveux. Ils sont en haillons, vêtus seulement de longues chemises de toile écrue, ou de robes faites dans des sacs de farine. Ils n’approchent pas parce qu’ils parlent le chleuh, et qu’ils ne comprennent pas la langue que parlent les gens dans la vallée. Mais Lalla les aime bien, et ils n’ont pas peur d’elle. Elle leur porte quelquefois à manger, ce qu’elle a pu prendre en cachette dans la maison d’Aamma, un peu de pain, des biscuits, des dattes séchées.

Il n’y a que le Hartani qui puisse rester avec eux, parce qu’il est berger comme eux, et parce qu’il ne vit pas avec les gens de la Cité. Quand Lalla est avec lui, loin au milieu du plateau de pierres, ils arrivent en sautant d’un rocher à l’autre, sans faire de bruit. Mais ils sifflent de temps en temps pour prévenir. Quand ils arrivent, ils entourent le Hartani, en parlant très vite dans leur langue étrange, qui fait un bruit d’oiseaux. Puis ils repartent très vite, bondissant à travers le plateau de pierres, toujours en sifflant, et quelquefois le Hartani se met à courir avec eux, et même Lalla essaie de les suivre, mais elle ne sait pas bondir aussi vite qu’eux. Tous, ils rient très fort en la regardant, et ils continuent à courir en poussant de grands éclats de rire joyeux.

Ils partagent leur repas, sur les rochers blancs, au milieu du plateau. Sous leur chemise, ils portent noué contre leur poitrine un linge qui contient un peu de pain noir, des dattes, des figues, du fromage séché. Ils donnent un morceau au Hartani, un morceau à Lalla, et en échange, elle leur donne un peu de son pain blanc. Parfois elle apporte une pomme rouge, qu’elle a achetée à la Coopérative. Le Hartani sort son petit couteau sans manche et il partage la pomme en lamelles, pour que chacun en ait un morceau.

C’est bien, l’après-midi, sur le plateau de pierres. La lumière du soleil n’arrête pas de bondir sur les angles des cailloux, on est tout entouré d’étincelles. Le ciel est bleu profond, sombre, sans cette vapeur blanche qui vient de la mer et des fleuves. Quand le vent souffle avec force, il faut s’enfoncer dans les trous des rochers pour se protéger du froid, et alors on n’entend plus que le bruit de l’air qui siffle sur la terre, entre les broussailles. Ça fait un bruit comme la mer, mais plus lent, plus long. Lalla écoute le bruit du vent, elle écoute les voix grêles des enfants bergers et aussi les bêlements lointains des troupeaux. Ce sont les bruits qu’elle aime le mieux au monde, avec les cris des mouettes et le fracas des vagues. Ce sont des bruits comme s’il ne pouvait jamais rien arriver de mal sur la terre.