Un jour, comme cela, après avoir mangé du pain et des dattes, Lalla a suivi le Hartani jusqu’au pied des collines rouges, là où sont les grottes. C’est là que dort le berger, à la saison sèche, quand le troupeau de chèvres doit s’éloigner pour trouver de nouvelles pâtures. Dans la falaise rouge, il y a ces trous noirs, à demi cachés par les buissons d’épines. Certains de ces trous sont à peine grands comme des terriers, mais quand on entre, la caverne s’agrandit et devient vaste comme une maison, et si fraîche.
Lalla est entrée comme cela, à plat ventre, en suivant le Hartani. Au commencement, elle ne voyait plus rien, et elle avait peur. Tout d’un coup, elle s’est mise à crier :
« Hartani ! Hartani ! »
Le berger est revenu en arrière, il l’a prise par le bras, et il l’a hissée à l’intérieur de la grotte. Alors, quand la vue lui est revenue, Lalla a aperçu la grande salle. Les murs étaient si hauts qu’on n’en voyait pas la fin, avec des taches grises et bleues, des marques d’ambre, de cuivre. L’air était gris, à cause de la lumière rare qui venait des trous dans la falaise. Lalla a entendu un grand battement d’ailes, et elle s’est serrée contre le berger. Mais ce n’étaient que des chauves-souris dérangées dans leur sommeil. Elles sont allées se percher un peu plus loin, en grinçant et en crissant.
Le Hartani s’est assis sur une grande pierre plate, au centre de la grotte, et Lalla s’est assise à côté de lui. Ensemble, ils ont regardé la lumière éblouissante qui entre par l’ouverture de la grotte, devant eux. Dans la grotte, il y a l’ombre, l’humidité de la nuit perpétuelle, mais au-dehors, sur le plateau de pierres, la lumière blesse les yeux. C’est comme d’être dans un autre pays, dans un autre monde. C’est comme d’être au fond de la mer.
Lalla ne parle pas, maintenant, elle n’a pas envie de parler. Comme le Hartani, elle est du côté de la nuit. Son regard est sombre comme la nuit, sa peau est couleur d’ombre.
Lalla sent la chaleur du corps du berger, tout près d’elle, et la lumière de son regard entre en elle peu à peu. Elle voudrait bien arriver jusqu’à lui, jusqu’à son règne, être tout à fait avec lui, pour qu’il puisse enfin l’entendre. Elle approche sa bouche de son oreille, elle sent l’odeur de ses cheveux, de sa peau, et elle dit son nom très doucement, presque muettement. L’ombre de la grotte est autour d’eux, elle les enveloppe comme un voile léger et solide. Lalla entend avec netteté les bruits de l’eau qui ruisselle le long des murs de la grotte, et les petits cris que font les chauves-souris dans leur sommeil. Quand sa peau touche celle du Hartani, cela fait une onde de chaleur bizarre dans son corps, un vertige. C’est la chaleur du soleil qui est entrée tout le jour dans leurs corps, et qui jaillit maintenant, en longues ondes fiévreuses. Leurs souffles se touchent aussi, se mêlent, car il n’y a plus besoin de paroles, mais seulement de ce qu’ils sentent. C’est une ivresse qu’elle ne connaît pas encore, née de l’ombre de la grotte, en quelques instants, comme si depuis longtemps les murailles de pierre et l’ombre humide attendaient qu’ils viennent, pour libérer son pouvoir. Le vertige tourne de plus en plus vite dans le corps de Lalla, et elle entend distinctement les battements de son sang, mêlés aux bruits des gouttes d’eau sur les murs et aux petits cris des chauves-souris. Comme si leurs corps ne faisaient plus qu’un avec l’intérieur de la grotte, ou bien prisonniers dans les entrailles d’un géant.
L’odeur de chèvre et de mouton du Hartani se mêle à l’odeur de la jeune fille. Elle sent la chaleur de ses mains, la sueur mouille son front et colle ses cheveux.
Tout d’un coup, Lalla ne comprend plus ce qui lui arrive. Elle a peur, elle secoue la tête et cherche à échapper à l’étreinte du berger qui maintient ses bras contre la pierre et noue ses longues jambes dures contre les siennes. Lalla voudrait crier, mais comme dans un rêve, pas un son ne peut sortir de sa gorge. L’ombre humide l’enserre et voile ses yeux, le poids du corps du berger l’empêche de respirer. Enfin, dans un déchirement, elle peut crier, et sa voix résonne comme le tonnerre sur les parois de la grotte. Les chauves-souris, brusquement réveillées, commencent à tourbillonner entre les murs, avec leur bruit d’ailes et leur grincement.
Déjà le Hartani est debout sur la pierre, il s’écarte un peu. Ses longs bras gesticulent pour écarter les nuages de chauves-souris ivres qui oscillent autour de lui. Lalla ne voit pas son visage, parce que l’ombre de la grotte est devenue plus épaisse, mais elle devine l’angoisse qui est en lui. Une grande tristesse vient en elle, monte sans s’arrêter. Elle n’a plus peur de l’ombre, ni des chauves-souris. C’est elle maintenant qui prend la main du Hartani, et elle sent qu’il tremble terriblement, qu’il est tout agité de soubresauts. Il ne bouge pas. Le buste rejeté en arrière, un bras devant les yeux pour ne plus voir les chauves-souris, il tremble si fort que ses dents claquent. Alors Lalla le guide vers la porte de la grotte, et c’est elle qui le tire au-dehors, jusqu’à ce que le soleil inonde leurs têtes et leurs épaules.
À la lumière du jour, le Hartani a un visage si défait, si piteux que Lalla ne peut pas s’empêcher de rire. Elle essuie les traces de terre mouillée sur sa robe déchirée, et sur la longue chemise du Hartani. Puis ensemble ils redescendent la pente vers le plateau de pierres. Le soleil brille fort sur les cailloux aigus, la terre est blanche et rouge sous le ciel presque noir.
C’est comme de plonger la tête la première dans l’eau froide quand on a eu très chaud, et de nager longtemps, pour laver tout son corps. Puis ils se mettent à courir à travers le plateau de pierres, aussi vite qu’ils peuvent, en bondissant par-dessus les rochers, jusqu’à ce que Lalla s’arrête, à bout de souffle, pliée en deux par un point de côté. Le Hartani continue à bondir de roche en roche comme un animal, puis il s’aperçoit que Lalla n’est plus derrière lui, et il fait un grand cercle pour revenir en arrière. Ensemble ils restent assis au soleil, sur une pierre, en se tenant très fort par la main. Le soleil décline vers l’horizon, le ciel devient jaune. De loin en loin, dans les collines, dans les creux des vallées, les sifflements aigus des bergers se parlent, se répondent.
Lala aime le feu. Il y a toutes sortes de feux, ici, dans la Cité. Il y a les feux du matin, quand les femmes et les petites filles font cuire le repas dans les grandes marmites noires, et que la fumée court le long de la terre, mêlée à la brume de l’aube, juste avant que le soleil apparaisse au-dessus des collines rouges. Il y a les feux d’herbes et de branches, qui brûlent longtemps, tous seuls, presque étouffés, sans flammes. Il y a les feux des braseros, vers la fin de l’après-midi, dans la belle lumière du soleil qui décline, au milieu des reflets de cuivre. La fumée basse rampe comme un long serpent vague, appuyée de maison en maison, jetant des anneaux gris vers la mer. Il y a les feux qu’on allume sous les vieilles boîtes de conserve, pour faire chauffer le goudron, pour boucher les trous des toits et des murs.
Ici tout le monde aime le feu, surtout les enfants et les vieux. Chaque fois qu’un feu s’allume, ils vont s’asseoir tout autour, accroupis sur leurs talons, et ils regardent les flammes qui dansent avec des yeux vides. Ou bien ils jettent de temps à autre de petites brindilles sèches qui s’embrasent d’un coup en crépitant, et des poignées d’herbe qui se consument en faisant des tourbillons bleutés.
Lalla va s’asseoir dans le sable, au bord de la mer, là où Naman le pêcheur a allumé son grand feu de branches pour chauffer la poix, pour calfater son bateau. C’est vers le soir, l’air est très doux, très tranquille. Le ciel est bleu léger, transparent, sans un nuage.