Au bord de la mer, il y a toujours ces arbres un peu maigres, brûlés par le sel et par le soleil, au feuillage fait de milliers de petites aiguilles gris-bleu. Quand Lalla passe près d’eux, elle cueille une poignée d’aiguilles pour le feu de Naman le pêcheur, et elle en met aussi quelques unes dans sa bouche, pour mâcher lentement, en marchant. Les aiguilles sont salées, âcres, mais cela se mélange avec l’odeur de la fumée et c’est bien.
Naman fait son feu n’importe où, là où il trouve de grosses branches mortes échouées dans le sable. Il fait un tas avec les branches, et il bourre les creux avec des brindilles sèches qu’il va chercher dans la lande, de l’autre côté des dunes. Il met aussi du varech séché, et des chardons morts. Ça, c’est quand le soleil est encore haut dans le ciel. La sueur coule sur le front et sur les joues du vieil homme. Le sable brûle comme du feu.
Ensuite il allume le feu avec son briquet à amadou, en faisant bien attention à mettre la flamme du côté où il n’y a pas de vent. Naman sait très bien faire le feu, et Lalla regarde tous ses gestes avec attention, pour apprendre. Il sait choisir l’endroit, ni trop exposé, ni trop abrité, dans le creux des dunes.
Le feu prend et s’éteint deux ou trois fois, mais Naman n’a pas l’air d’y faire attention. Chaque fois que la flamme s’étouffe, il fourrage dans les brindilles avec sa main, sans craindre de se brûler. Le feu est comme cela, il aime ceux qui n’ont pas peur de lui. Alors la flamme jaillit de nouveau, pas très grande d’abord, on voit juste sa tête qui brille entre les branches, puis d’un coup elle embrase toute la base du foyer, en faisant une grande lumière et en craquant beaucoup.
Quand le feu est fort, Naman le pêcheur dresse au-dessus le trépied de fonte sur lequel il pose la grande marmite de poix. Puis il s’assoit dans le sable, et il regarde le feu, en jetant de temps à autre une brindille que les flammes dévorent aussitôt. Alors les enfants viennent aussi s’asseoir. Ils ont senti l’odeur de la fumée, et ils sont venus de loin, en courant le long de la plage. Ils poussent des cris, ils s’appellent, ils rient aux éclats, parce que le feu est magique, il donne aux gens l’envie de courir et de crier et de rire. À ce moment-là, les flammes sont bien hautes et claires, elles bougent et craquent, elles dansent, et on voit toutes sortes de choses dans leurs plis. Ce que Lalla aime surtout, c’est à la base du foyer, les tisons très chauds que les flammes enveloppent, et cette couleur brûlante, qui n’a pas de nom, et qui ressemble à la couleur du soleil.
Elle regarde aussi les étincelles qui montent le long de la fumée grise, qui brillent et s’éteignent, qui disparaissent dans le ciel bleu. La nuit, les étincelles sont encore plus belles, pareilles à des nuées d’étoiles filantes.
Les mouches de sable sont venues elles aussi, attirées par l’odeur du varech qui brûle et par l’odeur de la poix chaude, et irritées par les volutes de fumée. Naman ne fait pas attention à elles. Il regarde seulement le feu. De temps à autre, il se lève, il trempe un bâton dans la marmite de poix pour voir si elle est assez chaude, puis il tourne le liquide épais, en clignant des yeux à cause de la fumée qui tourbillonne. Son bateau est à quelques mètres, sur la plage, la quille en l’air, prêt à être calfaté. Le soleil décline vite, maintenant, il s’approche des collines desséchées, de l’autre côté des dunes. L’ombre augmente. Les enfants sont assis sur la plage, serrés les uns contre les autres, et leurs rires diminuent un peu. Lalla regarde Naman, elle essaie de voir la lumière claire, couleur d’eau, qui luit dans son regard. Naman la reconnaît, il lui fait un petit signe amical de la main, puis il dit tout de suite, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde :
« Est-ce que je t’ai déjà parlé de Balaabilou ? »
Lalla secoue la tête. Elle est heureuse parce que c’est tout à fait le moment d’entendre une histoire, comme cela, sur la plage, en regardant le feu qui fait clapoter la poix dans la marmite, la mer très bleue, en sentant le vent tiède qui bouscule la fumée, avec les mouches et les guêpes qui vrombissent, et pas très loin, le bruit des vagues de la mer qui viennent jusqu’à la vieille barque renversée sur le sable.
« Ah, donc, je ne t’ai jamais raconté l’histoire de Balaabilou ? »
Le vieux Naman se met debout pour regarder la poix qui bout très fort. Il tourne lentement le bâton dans la marmite, et il a l’air de trouver que tout va bien. Alors il donne une vieille casserole au manche brûlé à Lalla.
« Bon, tu vas remplir ça avec de la poix et tu vas me l’apporter là-bas, quand je serai près de la barque. »
Il n’attend pas la réponse et il va s’installer sur la plage à côté de son bateau. Il prépare toutes sortes de pinceaux faits avec des chiffons noués sur des bouts de bois.
« Viens ! »
Lalla remplit la casserole. La poix bouillante fait éclater des petites bulles qui piquent, et la fumée brûle les yeux de Lalla. Mais elle court en tenant la casserole pleine de poix devant elle, à bout de bras. Les enfants la suivent en riant et s’assoient autour de la barque.
« Balaabilou, Balaabilou… »
Le vieux Naman chantonne le nom du rossignol comme s’il cherchait à bien se souvenir de tout ce qu’il y a dans l’histoire. Il trempe les bâtons dans la poix chaude et il commence à peindre la coque de la barque, là où il y a des tampons d’étoupe, entre les jointures des planches.
« C’était il y a très longtemps », dit Naman ; « ça s’est passé dans un temps que ni moi, ni mon père, ni même mon grand-père n’avons connu, mais pourtant on se rappelle bien ce qui s’est passé. En ce temps-là, il n’y avait pas les mêmes gens que maintenant, et on ne connaissait pas les Romains, ni tout ce qui vient des autres pays. C’est pourquoi il y avait encore des djinns, en ce temps-là, parce que personne ne les avait chassés. Donc, en ce temps-là, il y avait dans une grande ville de l’Orient un émir puissant qui n’avait pour enfant qu’une fille, nommée Leila, la Nuit. L’émir aimait sa fille plus que tout au monde, et c’était la plus belle jeune fille du royaume, la plus douce, la plus sage, et on lui avait promis tout le bonheur du monde… »
Le soir descend lentement dans le ciel, il fait le bleu de la mer plus sombre, et l’écume des vagues semble encore plus blanche. Le vieux Naman plonge régulièrement ses pinceaux dans la casserole de poix et les passe en les roulant un peu le long des rainures garnies d’étoupe. Le liquide brûlant pénètre dans les interstices, dégouline sur le sable de la plage. Tous les enfants et Lalla regardent les mains de Naman.
« Alors il est arrivé quelque chose de terrible dans ce royaume », continue Naman. « Il est arrivé une grande sécheresse, un fléau de Dieu sur tout le royaume, et il n’y avait plus d’eau dans les rivières, ni dans les réservoirs, et tout le monde mourait de soif, les arbres et les plantes d’abord, puis les troupeaux de bêtes, les moutons, les chevaux, les chameaux, les oiseaux, et enfin les hommes, qui mouraient de soif dans les champs, au bord des routes, c’était une chose terrible à voir, et c’est pour cela qu’on s’en souvient encore… »
Les mouches plates viennent, elles se posent sur les lèvres des enfants, elles vrombissent à leurs oreilles. C’est l’odeur âcre de la poix qui les enivre, et la fumée aux lourdes volutes qui tourbillonne entre les dunes. Il y a des guêpes aussi, mais personne ne les chasse, parce que quand le vieux Naman raconte une histoire, c’est comme si elles devenaient un peu magiques, elles aussi, des sortes de djinns.