Выбрать главу

« L’émir de ce royaume était triste, et il a fait convoquer les sages pour prendre leur conseil, mais personne ne savait comment faire pour arrêter la sécheresse. Alors est venu un voyageur étranger, un Égyptien, qui savait la magie. L’émir l’a convoqué aussi, et lui a demandé de faire cesser la malédiction sur le royaume. L’Égyptien a regardé dans une tache d’encre, et voici qu’il a eu peur tout à coup, il s’est mis à trembler et a refusé de parler. Parle ! disait l’émir, parle, et je ferai de toi l’homme le plus riche de ce royaume. Mais l’étranger refusait de parler, Seigneur, disait-il en se mettant à genoux, laisse-moi partir, ne me demande pas de te révéler ce secret. »

Quand Naman s’arrête de parler pour plonger ses pinceaux dans la casserole, les enfants et Lalla n’osent presque plus respirer. Ils écoutent les craquements du feu et le bruit de la poix qui bout dans la marmite.

« Alors l’émir s’est mis en colère et il a dit à l’Égyptien : parle, ou c’en est fait de toi. Et les bourreaux s’emparaient de lui et sortaient déjà leurs sabres pour lui couper la tête. Alors l’étranger a crié : arrête ! Je vais te dire le secret de la malédiction. Mais sache que tu es maudit ! »

Le vieux Naman a une façon très particulière de dire, lentement : Mlaaoune, maudit de Dieu, qui fait frissonner les enfants. Il s’interrompt un instant, pour passer ce qui reste de poix dans la casserole. Puis il la tend à Lalla, sans dire un mot, et elle doit courir jusqu’au feu pour la remplir avec de la poix bouillante. Heureusement, il attend qu’elle revienne pour continuer l’histoire.

« Alors l’Égyptien a dit à l’émir : n’as-tu pas fait punir autrefois un homme, pour avoir volé de l’or à un marchand ? Oui, je l’ai fait, a dit l’émir, parce que c’était un voleur. Sache que cet homme était innocent, a dit alors l’Égyptien, et faussement accusé, et qu’il t’a maudit, et c’est lui qui a envoyé cette sécheresse, car il est l’allié des esprits et des démons. »

Quand le soir vient, comme cela, sur la plage, tandis qu’on entend la voix grave du vieux Naman, c’est un peu comme si le temps n’existait plus, ou comme s’il était revenu en arrière, à un autre temps, très long et doux, et Lalla aimerait bien que l’histoire de Naman ne finisse jamais, même si elle devait durer des jours et des nuits, et qu’elle et les autres enfants s’endormaient, et quand ils se réveilleraient, ils seraient encore là à écouter la voix de Naman.

« Que faut-il faire pour arrêter cette malédiction, demanda l’émir, et l’Égyptien le regarda droit dans les yeux : sache qu’il n’y a qu’un seul remède, et je vais te le dire puisque tu m’as demandé de te le révéler. Il faut que tu sacrifies ta fille unique, celle que tu aimes plus que tout au monde. Va, donne-la en pâture aux bêtes sauvages de la forêt, et la sécheresse qui frappe ton pays s’arrêtera. Alors l’émir s’est mis à pleurer, et à crier de douleur et de colère, mais comme il était homme de bien, il a laissé l’Égyptien partir librement. Quand les gens du pays ont appris cela, ils ont pleuré aussi, car ils aimaient Leila, la fille de leur roi. Mais il fallait que ce sacrifice se fasse, et l’émir a décidé de conduire sa fille dans la forêt, pour la donner en pâture aux bêtes sauvages. Pourtant il y avait dans le pays un jeune homme qui aimait Leila plus que les autres, et il était décidé à la sauver. Il avait hérité d’un parent magicien un anneau qui donnait à celui qui le possédait le pouvoir d’être transformé en animal, mais jamais il ne pourrait retrouver sa forme première, et il serait immortel. La nuit du sacrifice est arrivée, et l’émir est parti dans la forêt, accompagné de sa fille… »

L’air est lisse et pur, l’horizon une ligne sans fin. Lalla regarde le plus loin qu’elle peut, comme si elle était changée en mouette, et qu’elle volait droit devant elle au-dessus de la mer.

« L’émir est arrivé au milieu de la forêt, il a fait descendre sa fille de cheval et il l’a attachée à un arbre. Puis il est parti, pleurant de douleur, car on entendait déjà les cris des bêtes féroces qui s’approchaient de leur victime… »

Le bruit des vagues sur la plage est plus net par instants, comme si la mer arrivait. Mais c’est seulement le vent qui tourne, et quand il se love au creux des dunes, il fait jaillir des trombes de sable qui se mêlent à la fumée.

« Dans la forêt, attachée à l’arbre, la pauvre Leila tremblait de peur, et elle appelait son père au secours, parce qu’elle n’avait pas le courage de mourir ainsi, dévorée par les bêtes sauvages… Déjà un loup de grande taille s’approchait d’elle, et elle voyait ses yeux briller comme des flammes dans la nuit. Alors tout d’un coup, dans la forêt, on a entendu une musique. C’était une musique si belle et si pure que Leila a cessé d’avoir peur, et que toutes les bêtes féroces de la forêt se sont arrêtées pour l’écouter… »

Les mains du vieux Naman prennent les pinceaux, l’un après l’autre, et les font glisser en tournant le long de la coque du bateau. Ce sont elles aussi que Lalla et les enfants regardent, comme si elles racontaient une histoire.

« La musique céleste résonnait dans toute la forêt, et en l’écoutant, les bêtes sauvages se couchaient par terre, et elles devenaient douces comme des agneaux, parce que le chant qui venait du ciel les retournait, troublait leur âme. Leila aussi écoutait le musique avec ravissement, et bientôt ses liens se sont défaits d’eux-mêmes, et elle s’est mise à marcher dans la forêt, et partout où elle allait, le musicien invisible était au-dessus d’elle, caché dans le feuillage des arbres. Et les bêtes sauvages étaient couchées le long du chemin, et elles léchaient les mains de la princesse, sans lui faire le moindre mal… »

L’air est si transparent maintenant, la lumière si douce, qu’on croit être dans un autre monde.

« Alors Leila est revenue au matin vers la maison de son père, après avoir marché toute la nuit, et la musique l’avait accompagnée jusque devant les portes du palais. Quand les gens ont vu cela, ils ont été très heureux, parce qu’ils aimaient beaucoup la princesse. Et personne n’a fait attention à un petit oiseau qui volait discrètement de branche en branche. Et le matin même, la pluie a commencé à tomber sur la terre… »

Naman s’arrête de peindre un instant ; les enfants et Lalla regardent son visage de cuivre où brillent ses yeux verts. Mais personne ne pose de question, personne ne dit un mot pour savoir.

« Et sous la pluie, l’oiseau Balaabilou chantait toujours, parce que c’était lui qui avait apporté la vie sauve à la princesse qu’il aimait. Et comme il ne pouvait plus reprendre sa forme première, il est venu chaque nuit se poser sur la branche d’un arbre, près de la fenêtre de Leila, et il lui a chanté sa belle musique. On dit même, qu’après sa mort, la princesse a été changée en oiseau, elle aussi, et qu’elle a pu rejoindre Balaabilou, et chanter éternellement avec lui, dans les forêts et les jardins. »

Quand l’histoire est finie, Naman ne dit plus rien. Il continue à soigner sa barque, en roulant les pinceaux de poix le long de la coque. La lumière décline, parce que le soleil glisse de l’autre côté de l’horizon. Le ciel devient très jaune, et un peu vert, les collines semblent découpées dans du papier goudronné. La fumée du brasier est fine, légère, elle s’aperçoit à peine à contre-jour, comme la fumée d’une seule cigarette.

Les enfants s’en vont, les uns après les autres. Lalla reste seule avec le vieux Naman. Lui termine son travail sans rien dire. Puis il s’en va à son tour, en marchant lentement le long de la plage, emportant ses pinceaux et la casserole de poix. Alors il ne reste plus, auprès de Lalla, que le feu qui s’éteint. L’ombre gagne vite la profondeur du ciel, tout le bleu intense du jour qui devient peu à peu noir de nuit. La mer s’apaise, à cet instant-là, on ne sait pourquoi. Les vagues tombent, toutes molles, sur le sable de la plage, allongent leurs nappes d’écume mauve. Les premières chauves-souris commencent à zigzaguer au-dessus de la mer, à la recherche d’insectes. Il y a quelques moustiques, quelques papillons gris égarés. Lalla écoute au loin le cri étouffé de l’engoulevent. Dans le brasier, seules quelques braises rouges continuent à brûler, sans flamme ni fumée, comme de drôles de bêtes palpitantes cachées au milieu des cendres. Quand la dernière braise s’éteint, après avoir brillé plus fort pendant quelques secondes, comme une étoile qui meurt. Lalla se lève et s’en va.