Ils parlaient, maintenant, à voix très haute, et les femmes, dans l’ombre étouffante des tentes, riaient et jetaient de petits cailloux sur les enfants qui jouaient. La parole jaillissait de la bouche des hommes comme dans l’ivresse, les mots chantaient, criaient, résonnaient gutturalement. Derrière les tentes, près des murs de Smara, le vent sifflait dans les branches des acacias, dans les feuilles des palmiers nains. Mais pourtant ils restaient dans le silence, les hommes et les femmes aux visages et aux corps bleuis par l’indigo et la sueur ; pourtant ils n’avaient pas quitté le désert.
Ils n’oubliaient pas. C’était au fond de leur corps, dans leurs viscères, ce grand silence qui passait continuellement sur les dunes. C’était le véritable secret. Par instants, l’homme au fusil cessait de parler à Nour, et il regardait en arrière, vers la tête de la vallée, là d’où venait le vent.
Parfois un homme d’une autre tribu s’approchait de la tente et saluait en tendant les deux mains ouvertes. Ils échangeaient à peine quelques mots, quelques noms. Mais c’étaient des mots et des noms qui s’effaçaient tout de suite, de simples traces légères que le vent de sable allait ensevelir.
Quand la nuit venait ici, sur l’eau des puits, c’était à nouveau le règne du ciel constellé du désert. Sur la vallée de la Saguiet et Hamra, les nuits étaient plus douces, et la lune nouvelle montait dans le ciel sombre. Les chauves-souris commençaient leur danse autour des tentes, voletaient au ras de l’eau des puits. La lumière des braseros vacillait, répandait l’odeur de l’huile chaude et de la fumée. Quelques enfants couraient entre les tentes, en jetant des cris gutturaux de chiens. Les bêtes dormaient déjà, les dromadaires aux pattes entravées, les moutons et les chèvres dans les cercles de pierres sèches.
Les hommes n’étaient plus vigilants. Le guide avait posé son fusil à l’entrée de la tente, et il fumait en regardant droit devant lui. Il écoutait à peine les bruits doux des voix et des rires des femmes assises près des braseros. Peut-être qu’il rêvait à d’autres soirs, d’autres routes, comme si la brûlure du soleil sur sa peau et la douleur de la soif dans sa gorge n’étaient que le commencement d’un autre désir.
Le sommeil passait lentement sur la ville de Smara. Ailleurs, au sud, sur la grande Hamada de pierres, il n’y avait pas de sommeil dans la nuit. Il y avait l’engourdissement du froid, quand le vent soufflait sur le sable et mettait à nu le socle des montagnes. On ne pouvait pas dormir sur les routes du désert. On vivait, on mourait, toujours en regardant avec des yeux fixes brûlés de fatigue et de lumière. Quelquefois les hommes bleus rencontraient un des leurs, assis bien droit dans le sable, les jambes étendues devant lui, le corps immobile dans des lambeaux de vêtement qui flottaient. Sur le visage gris, les yeux noircis fixaient l’horizon mouvant des dunes, car c’était ainsi que la mort l’avait surpris.
Le sommeil est comme l’eau, personne ne pouvait vraiment dormir loin des sources. Le vent soufflait, pareil au vent de la stratosphère, ôtant toute chaleur de la terre.
Mais ici, dans la vallée rouge, les voyageurs pouvaient dormir.
Le guide se réveillait avant les autres, il se tenait immobile devant la tente. Il regardait la brume qui remontait lentement le long de la vallée, vers la Hamada.
La nuit s’effaçait au passage de la brume. Les bras croisés sur sa poitrine, le guide respirait à peine, ses paupières restaient fixes. Il attendait comme cela la première lumière de l’aube, le fijar, la tache blanche qui naît à l’est, au-dessus des collines. Quand la lumière paraissait, il se penchait sur Nour, et il le réveillait doucement, en mettant la main sur son épaule. Ensemble ils s’éloignaient en silence, ils marchaient sur la piste de sable qui allait vers les puits. Des chiens aboyaient au loin. Dans la lumière grise de l’aube, l’homme et Nour se lavaient selon l’ordre rituel, partie après partie, recommençant trois fois. L’eau du puits était froide et pure, l’eau née du sable et de la nuit. L’homme et l’enfant baignaient encore leur face et lavaient leurs mains, puis ils se tournaient vers l’Orient pour faire leur première prière. Le ciel commençait à éclairer l’horizon.
Dans les campements, les braseros rougeoyaient dans la dernière ombre. Les femmes allaient puiser l’eau, les fillettes couraient dans l’eau du puits en criant un peu, puis elles revenaient, titubant, la jarre en équilibre sur leur cou maigre.
Les bruits de la vie humaine commençaient à monter des campements et des maisons de boue : bruits de métal, de pierre, d’eau. Les chiens jaunes, réunis sur la place, tournaient en rond en jappant. Les chameaux et les bêtes piétinaient, faisaient monter la poussière rouge.
C’était à ce moment-là que la lumière était belle sur la Saguiet el Hamra. Elle venait à la fois du ciel et de la terre, lumière d’or et de cuivre, qui vibrait dans le ciel nu, sans brûler, sans étourdir. Les jeunes filles, écartant un pan de tente, peignaient leurs lourdes chevelures, s’épouillaient, dressaient le chignon où elles accrochaient le voile bleu. La belle lumière brillait sur le cuivre de leur visage et de leurs bras.
Accroupi dans le sable, immobile, Nour regardait lui aussi le jour qui emplissait le ciel au-dessus des campements. Des vols de perdrix traversaient lentement l’espace, remontaient la vallée rouge. Où allaient-ils ? Peut-être qu’ils iraient jusqu’à la tête de la Saguiet, jusqu’aux étroites vallées de terre rouge, entre les monts de l’Agmar. Puis, quand le soleil descendrait, ils reviendraient vers la vallée ouverte, au-dessus des champs, là où les maisons des hommes ressemblent aux maisons des termites.
Peut-être qu’ils connaissaient Aaiun, la ville de boue et de planches où les toits sont quelquefois en métal rouge, peut-être même qu’ils connaissaient la mer couleur d’émeraude et de bronze, la mer libre ?
Les voyageurs commençaient à arriver dans la Saguiet el Hamra, caravanes d’hommes et de bêtes qui descendaient les dunes en soulevant des nuages de poussière rouge. Ils passaient devant les campements, sans même tourner la tête, encore lointains et seuls comme s’ils étaient au milieu du désert.
Ils marchaient lentement vers l’eau des puits, pour abreuver leurs bouches saignantes. Le vent avait commencé à souffler, là-haut, sur la Hamada. Dans la vallée il s’affaiblissait sur les palmiers nains, dans les buissons d’épines, dans les dédales de pierre sèche. Mais, loin de la Saguiet, le monde étincelait aux yeux des voyageurs ; plaines de roches coupantes, montagnes déchirantes, crevasses, nappes de sable qui réverbéraient le soleil. Le ciel était sans limites, d’un bleu si dur qu’il brûlait la face. Plus loin encore, les hommes marchaient dans le réseau des dunes, dans un monde étranger.
Mais c’était leur vrai monde. Ce sable, ces pierres, ce ciel, ce soleil, ce silence, cette douleur, et non pas les villes de métal et de ciment, où l’on entendait le bruit des fontaines et des voix humaines. C’était ici, l’ordre vide du désert, où tout était possible, où l’on marchait sans ombre au bord de sa propre mort. Les hommes bleus avançaient sur la piste invisible, vers Smara, libres comme nul être au monde ne pouvait l’être. Autour d’eux, à perte de vue, c’étaient les crêtes mouvantes des dunes, les vagues de l’espace qu’on ne pouvait pas connaître. Les pieds nus des femmes et des enfants se posaient sur le sable, laissant une trace légère que le vent effaçait aussitôt. Au loin, les mirages flottaient entre terre et ciel, villes blanches, foires, caravanes de chameaux et d’ânes chargés de vivres, rêves affairés. Et les hommes étaient eux-mêmes semblables à des mirages, que la faim, la soif et la fatigue avaient fait naître sur la terre déserte.