Lalla se lève, elle marche sans faire de bruit jusqu’à la porte, pour voir les dessins des éclairs. Mais le vent commence à souffler, et les larges gouttes froides tombent sur la terre et crépitent sur le toit ; alors Lalla va se recoucher dans les couvertures, parce que c’est comme cela qu’elle aime entendre le bruit de la pluie : les yeux grands ouverts dans le noir, voyant par moments le toit s’éclairer, et écoutant toutes les gouttes frapper la terre et les plaques de tôle avec violence, comme si c’étaient de petites pierres qui tombaient du ciel.
Au bout d’un instant, Lalla entend le jet d’eau qui jaillit des gouttières, et qui frappe le fond des tonneaux de kérosène vides ; elle est heureuse, comme si c’était elle qui buvait l’eau. Au commencement, cela fait un fracas de métal, et puis, peu à peu, les tonneaux se remplissent et le bruit devient plus profond. Et l’eau ruisselle de tous les côtés à la fois, sur la terre, dans les flaques, dans les vieilles marmites abandonnées au-dehors. La poussière sèche de l’hiver monte dans l’air quand la pluie bat le sol, et ça fait une drôle d’odeur de terre mouillée, de paille et de fumée qui est bonne à respirer. Il y a des enfants qui courent dans la nuit. Ils ont enlevé tous leurs habits et ils courent tout nus sous la pluie, le long des rues, en poussant des cris et des rires. Lalla voudrait bien faire comme eux, mais elle est trop vieille maintenant, et les filles de son âge ne peuvent pas aller toutes nues. Alors elle se rendort, sans cesser d’écouter les crépitements de l’eau sur les plaques de tôle, sans cesser de penser aux deux belles fontaines qui jaillissent de chaque côté du toit et qui font déborder d’eau claire les tonneaux de kérosène.
Ce qui est bien, quand l’eau est tombée du ciel comme cela pendant des jours et des nuits, c’est qu’on peut aller prendre des bains d’eau chaude, dans l’établissement de bains, de l’autre côté de la rivière, à la ville. Aamma a décidé d’emmener Lalla aux bains, vers la fin de l’après-midi, quand la chaleur du soleil a un peu décliné, et que les gros nuages blancs commencent à s’accumuler dans le ciel.
C’est le jour des bains des femmes, et tout le monde va vers l’établissement, en suivant le sentier étroit qui remonte le long de la rivière. À trois ou quatre kilomètres en amont, il y a le pont, avec la route des camions : mais avant d’y arriver, il y a le gué. C’est là que les femmes franchissent la rivière.
Aamma marche devant, avec Zubida, et sa cousine qui s’appelle Zora, et d’autres femmes que Lalla connaît de vue, mais dont elle a oublié le nom. Elles retroussent leurs robes pour franchir le gué, elles rient et parlent très fort. Lalla marche un peu en arrière, et elle est bien contente, parce que ces après-midi-là, il n’y a pas de tâches à faire à la maison, ni de bois à aller chercher pour le feu. Et puis elle aime bien les grands nuages blancs, très bas dans le ciel, et la couleur verte des herbes au bord de la rivière. L’eau de la rivière est glacée, couleur de terre, elle vibre entre les jambes quand Lalla traverse le gué. Quand elle arrive au canal, au centre de la rivière, il y a une marche, et Lalla tombe dans l’eau jusqu’au ventre ; elle se dépêche de sortir, sa robe colle à son ventre et à ses cuisses. Il y a des garçons sur l’autre rive, qui regardent les femmes relever leurs robes pour traverser la rivière, et qu’on bombarde à coups de cailloux.
La maison des bains est un grand hangar de briques, construit tout à fait à côté de la rivière. C’est là qu’Aamma a emmené Lalla, quand elle est arrivée ici, à la Cité, pour la première fois, et Lalla n’avait jamais rien vu de semblable. Il n’y a qu’une grande salle, avec des baignoires d’eau chaude et des fours où on fait chauffer les pierres. C’est un jour pour les femmes, un jour pour les hommes. Lalla aime bien cette salle, parce qu’il y a beaucoup de lumière qui entre par les fenêtres, tout à fait en haut des murs, sous le toit de tôle ondulée. La maison des bains ne fonctionne que pendant l’été, parce que l’eau est rare, ici. L’eau vient d’une grande citerne construite en hauteur, et elle coule le long d’une canalisation à ciel ouvert jusqu’à l’établissement de bains, où elle cascade dans un grand bassin de ciment qui ressemble à un lavoir. C’est là qu’Aamma et Lalla vont se baigner ensuite, après le bain d’eau chaude, en se jetant de grandes jattes d’eau froide sur le corps, et en criant un peu, parce que ça les fait grelotter.
Il y a quelque chose aussi que Lalla aime bien ici. C’est la vapeur qui emplit toute la salle comme un brouillard blanc, et qui fait des nappes jusqu’au plafond, et qui s’échappe par les fenêtres en faisant vaciller la lumière. Quand on entre dans la salle, on suffoque pendant un instant, à cause de la vapeur. Puis on enlève ses vêtements et on les laisse pliés sur une chaise, au fond du hangar. Les premiers temps, Lalla avait honte, elle ne voulait pas se mettre toute nue devant les autres femmes, parce qu’elle n’avait pas l’habitude des bains. Elle croyait qu’on la regardait et qu’on se moquait d’elle, parce qu’elle n’avait pas de seins et que sa peau était très blanche. Mais Aamma la grondait, et l’obligeait à ôter tous ses vêtements, puis à relever en chignon ses longs cheveux, en les serrant avec un cordon de toile. Maintenant, ça lui est égal de se déshabiller. Même, elle ne fait plus attention aux autres. Au début, elle trouvait cela horrible, parce qu’il y avait des femmes très laides, et très vieilles, avec la peau fripée comme un arbre mort, ou bien des grosses, adipeuses, avec des seins qui ballaient comme des outres, ou bien d’autres qui étaient malades, qui avaient des jambes abîmées par des ulcères et des varices. Mais maintenant, Lalla ne les regarde plus de la même façon. Elle a pitié des femmes laides ou malades, elle n’a plus peur d’elles. Et puis, l’eau est si belle, si pure, l’eau tombée directement du ciel dans la grande citerne, l’eau est si neuve qu’elle doit guérir celles qui en ont besoin.
C’est comme cela, quand Lalla entre dans l’eau de la baignoire, pour la première fois après les longs mois de sécheresse : elle enveloppe son corps d’un coup, elle serre sa peau si fort, sur ses jambes, sur son ventre, sur sa poitrine, que Lalla s’arrête un instant de respirer.
L’eau est très chaude, très dure, elle fait venir le sang sous la peau, elle dilate les pores, elle envoie les ondes de sa chaleur jusqu’à l’intérieur du corps, comme si elle avait la force du ciel et du soleil. Lalla glisse dans le fond de la baignoire, jusqu’à ce que l’eau brûlante dépasse son menton et touche ses lèvres, puis s’arrête juste en dessous de ses narines. Alors elle reste un long moment comme cela, sans bouger, en regardant le plafond de tôle ondulée qui semble avancer sous la nuée de vapeur.
Puis Aamma vient avec la poignée de saponaire et la poudre de lave, et elle frotte le corps de Lalla, pour enlever la sueur et la poussière, sur son dos, sur ses épaules, sur ses jambes. Lalla se laisse faire, parce qu’Aamma sait très bien savonner et poncer ; ensuite elle va jusqu’au lavoir, et elle se plonge dans l’eau fraîche, presque froide, et l’eau resserre ses pores, lisse sa peau, tend ses nerfs et ses muscles. C’est le bain qu’elle prend avec les autres femmes, en écoutant le bruit de cascade de l’eau qui vient de la citerne. C’est cette eau-là que Lalla préfère. Elle est claire comme l’eau des sources de la montagne, elle est légère, elle glisse sur sa peau propre comme sur une pierre usée, elle rebondit dans la lumière, elle rejaillit en milliers de gouttes. Sous la fontaine d’eau, les femmes lavent leurs longs cheveux noirs alourdis. Même les corps les plus laids deviennent beaux à travers le cristal de l’eau pure, et le froid réveille les voix, fait résonner les rires aigus. Aamma jette de grandes brassées au visage de Lalla, et ses dents très blanches brillent sur son visage cuivré. Les gouttes étincelantes glissent lentement sur ses seins sombres, sur son ventre, sur ses cuisses. L’eau use et polit la peau, fait la paume des mains très douce. Il fait froid, malgré la vapeur qui emplit le hangar.