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Aamma enveloppe Lalla dans une grande serviette, elle s’enroule elle-même dans une sorte de drap qu’elle noue sur sa poitrine. Ensemble, elles marchent vers le fond du hangar, là où leurs habits sont restés pliés sur des chaises. Elles s’assoient, et Aamma commence à peigner longuement les cheveux de Lalla, mèche par mèche, en les lissant bien entre les doigts de la main gauche pour ôter les lentes.

Cela aussi, c’est bien, comme dans un rêve, parce que Lalla regarde droit devant elle, sans penser à rien, fatiguée par toute l’eau, ensommeillée par la lourde vapeur qui monte avec peine jusqu’aux fenêtres où tremble la lumière du soleil, étourdie par le bruit des voix et par les rires des femmes, par les éclats de l’eau, par le ronronnement des fours où cuisent les pierres. Alors elle est assise sur la chaise de métal, ses pieds nus posés sur le ciment frais du sol, frissonnante dans sa grande serviette mouillée, et les mains adroites d’Aamma peignent inlassablement ses cheveux, les étirent, les lissent, tandis que les dernières gouttes d’eau coulent sur ses joues et le long de son dos.

Ensuite, quand tout est terminé, et qu’elles ont remis leurs habits, ensemble elles vont s’asseoir dehors, dans la chaleur du soleil couchant, et elles boivent de la menthe dans de petits verres ornés de dessins dorés, presque sans se parler, comme si elles avaient fait un long voyage et qu’elles étaient rassasiées de merveilles. La route est longue, pour revenir jusqu’à la Cité de planches et de papier goudronné, de l’autre côté de la rivière. La nuit est déjà bleu-noir, et les étoiles brillent entre les nuages, quand elles arrivent à la maison.

Il y a les jours qui ne sont pas comme les autres, les jours de fête, et c’est un peu pour ces jours-là qu’on vit, qu’on attend, qu’on espère. Quand le jour est proche, tout le monde ne parle plus que de cela, dans les rues de la Cité, dans les maisons, près de la fontaine. Tout le monde est impatient, et voudrait bien que le jour de la fête arrive plus vite. Quelquefois Lalla se réveille le matin, le cœur battant, avec de drôles de fourmillements dans les bras et dans les jambes, parce qu’elle croit que c’est aujourd’hui le jour. Elle se lève à toute vitesse, sans même prendre le temps de se passer les mains dans les cheveux, et elle sort dans la rue pour courir dans l’air froid du matin, alors que le soleil n’est pas encore apparu et que tout est gris et silencieux, sauf quelques oiseaux. Mais comme personne ne bouge dans la Cité, elle comprend que le jour n’est pas encore arrivé, et il ne lui reste plus qu’à retourner sous ses couvertures, à moins qu’elle ne décide d’en profiter pour aller s’asseoir dans les dunes pour voir les premiers rayons de soleil sur les crêtes des vagues.

Ce qui est long, et lent, ce qui fait vibrer l’impatience dans le corps des hommes et des femmes, c’est le jeûne. Parce que tous les jours qui précèdent la fête, on mange peu, seulement avant et après le soleil, et on ne boit pas non plus. Alors, à mesure que le temps passe, c’est comme un vide qui grandit à l’intérieur du corps, qui brûle, qui fait bourdonner les oreilles. Lalla aime bien jeûner pourtant, parce que, quand on ne mange pas et qu’on ne boit pas pendant des heures, et des jours, c’est comme si on lavait l’intérieur de son corps. Les heures paraissent plus longues, et plus pleines, car on fait attention à la moindre chose. Les enfants ne vont plus à l’école, les femmes ne travaillent plus dans les champs, les garçons ne vont plus à la ville. Tout le monde reste assis à l’ombre des huttes et des arbres, en parlant un peu et en regardant les ombres bouger avec le soleil.

Quand on n’a pas mangé pendant des jours, le ciel paraît plus propre aussi, plus bleu et lisse au-dessus de la terre blanche. Les bruits résonnent plus, ils durent, comme si on était à l’intérieur d’une grotte, et la lumière semble plus pure et plus belle.

Même les jours sont plus longs, c’est difficile à expliquer, mais depuis le moment du lever jusqu’au crépuscule, on dirait parfois qu’il s’est passé un mois tout entier.

Lalla aime bien jeûner comme cela, quand le soleil brûle et que la sécheresse envahit tout. La poussière grise laisse un goût de pierre dans la bouche, et il faut sucer de temps en temps les petites herbes au parfum de citron, ou bien les feuilles âpres de la chiba, mais en faisant bien attention à cracher sa salive.

Quand c’est le temps du jeûne, Lalla va voir tous les jours le Hartani, dans les collines de pierres. Lui aussi reste sans manger et sans boire tout le jour, mais cela ne change rien à sa façon d’être, et son visage reste toujours de la même couleur brûlée. Ses yeux brillent fort dans l’ombre de son visage, ses dents luisent dans son sourire. La seule différence, c’est qu’il s’enveloppe complètement dans son manteau de bure, pour ne pas perdre l’eau de son corps. Il reste comme cela, immobile au soleil, debout sur une jambe, l’autre pied appuyé sur son mollet au-dessous du genou, et il regarde au loin, vers les reflets de l’air qui danse, vers le troupeau de moutons et de chèvres.

Lalla s’assoit à côté de lui sur une pierre plate, elle écoute les bruits qui viennent de tous les côtés de la montagne, les cris des insectes, les sifflements des bergers, et aussi les bruits de craquements de la chaleur qui dilate les pierres, et le passage du vent. Elle a tout son temps, parce que pendant la période du jeûne, il n’y a plus besoin d’aller chercher de l’eau ou du bois mort pour faire la cuisine.

C’est bien d’être dans toute cette sécheresse pendant qu’on jeûne, parce que c’est comme une souffrance aiguë qui est tendue de toutes parts, comme un regard qui ne cesse pas. La nuit, la lune apparaît au bord des collines de pierres, toute ronde, dilatée. Alors Aamma sert la soupe de pois chiches et le pain, et tout le monde mange vite ; même Selim, le mari d’Aamma, celui qu’on appelle le Soussi, se hâte de manger, sans mettre d’huile d’olive sur son pain comme d’habitude. Personne ne dit rien, il n’y a pas d’histoires. Lalla voudrait bien parler, elle aurait des tas de choses à dire, un peu fébrilement, mais elle sait que ça n’est pas possible, car il ne faut pas troubler le silence du jeûne. Quand on jeûne, c’est comme cela, on jeûne aussi avec les mots et avec toute la tête. Et on marche lentement, en traînant un peu les pieds, et on ne montre pas les choses ou les gens du doigt, on ne siffle pas avec la bouche.

Les enfants oublient de temps en temps qu’on jeûne, parce que c’est difficile de se contenir tout le temps. Alors ils éclatent de rire, ou bien ils partent en courant à travers les rues, en soulevant des nuages de poussière et en faisant aboyer tous les chiens. Mais les vieilles leur crient après et leur jettent des pierres, et ils s’arrêtent de courir au bout d’un moment, peut-être aussi parce qu’ils manquent de forces à cause du jeûne.

Cela dure si longtemps que Lalla ne se souvient plus très bien comment c’était avant que le jeûne commence. Puis, un jour, Aamma part vers les collines pour acheter un mouton, et tout le monde sait que le jour approche. Aamma part seule, parce qu’elle dit que Selim le Soussi n’est pas capable d’acheter quoi que ce soit de bon. Elle s’en va sur l’étroit sentier qui serpente vers les collines de pierres, là où vivent les bergers. Lalla et les enfants la suivent de loin. Quand elle arrive aux collines, Lalla regarde si le Hartani est là, mais elle sait bien que c’est inutile : le berger n’aime pas les gens, et il s’en va quand ceux de la Cité viennent acheter les moutons. Ce sont les parents adoptifs du Hartani qui tondent les moutons. Ils ont fabriqué un corral avec des branches plantées dans la terre, et ils attendent, assis à l’ombre.