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Il y a d’autres marchands de moutons, des bergers aussi. Il y a une drôle d’odeur de suif et d’urine qui plane sur la terre sèche, et on entend les cris aigus des bêtes prisonnières de leurs enclos de branches. Il y a beaucoup de monde qui vient de la Cité, quelquefois même de la ville ; ils ont laissé leur auto à l’entrée de la Cité, là où la route se termine, et ils sont venus à pied par le sentier. Ce sont des gens du Nord, à la peau jaune, des messieurs habillés en complet veston, ou bien des paysans du Sud, des Soussi, des Fassi, des gens de Mogador. Ils savent qu’il y a beaucoup de bergers par ici, ils connaissent parfois des parents, des amis, et ils espèrent trouver une belle bête à bon prix, faire une affaire. Alors ils sont debout devant les enclos, et ils discutent, ils font des gestes, ils se penchent pour mieux voir les moutons.

Aamma traverse le marché sans se presser. Elle ne s’arrête pas, elle fait seulement le tour des enclos, elle regarde vite, mais elle voit tout de suite ce que valent les bêtes. Quand elle a regardé tous les enclos il n’y a pas de doute qu’elle a déjà choisi le mouton qu’il lui faut. Alors elle va voir le marchand, et elle lui demande son prix. Et comme elle veut ce mouton-là, et pas un autre, elle ne marchande presque pas, et elle donne tout de suite l’argent au propriétaire. Elle a pris la précaution d’apporter une corde, et un berger passe la corde autour du cou du mouton. C’est fait, il ne reste plus qu’à ramener le mouton à la maison. C’est l’aîné d’Aamma, celui qu’on appelle Bareki, qui a l’honneur de ramener le mouton. C’est un mouton grand et fort, avec une toison jaune sale qui sent fort l’urine, mais Lalla a quand même un peu pitié de lui quand il passe, le front bas et les yeux effrayés, parce que le garçon tire de toutes ses forces sur la corde qui l’étrangle. Ensuite, on attache le mouton derrière la maison d’Aamma, dans un réduit de vieilles planches qui a été fait spécialement pour lui, et on lui donne à manger et à boire tout ce qu’il veut pour les jours qui lui restent à vivre.

Alors, un beau matin, quand Lalla se réveille, elle sait tout de suite que c’est le jour de la fête. Elle le sait sans que personne ait eu à le lui dire, simplement en ouvrant les yeux et en voyant la lueur du jour. Elle est debout en une seconde, dans la rue, avec les autres enfants, et déjà la rumeur de la fête commence à courir dans l’air, à monter au-dessus des maisons de planches et de papier goudronné, comme le bruit des oiseaux.

Lalla court sur la terre encore froide, aussi vite qu’elle peut, elle va à travers champs, le long du sentier étroit qui conduit à la mer. Quand elle arrive en haut des dunes, le vent de la mer la frappe d’un seul coup, si violemment que ses narines se ferment et qu’elle titube en arrière. La mer est sombre et brutale, mais le ciel est encore d’un gris si doux, si léger, que Lalla n’a plus peur. Elle se déshabille vite, et sans hésiter, elle plonge la tête la première dans l’eau. La vague qui déferle la recouvre, cogne sur ses paupières et dans ses tympans, pénètre dans ses narines.

L’eau salée emplit sa bouche, coule dans sa gorge. Mais Lalla n’a pas peur de la mer, ce jour-là, elle boit l’eau salée à grandes gorgées, et elle sort de la vague en vacillant, comme ivre, aveuglée par le sel. Ensuite elle retourne dans la vague, et elle nage longuement, parallèlement au rivage, ses genoux raclant le sable quand la mer se retire, puis portée en haut de la vague qui se gonfle autour d’elle.

Alors la mouette toute blanche que Lalla aime bien passe lentement au-dessus de sa tête, en criant un peu. Lalla lui fait signe, et elle crie au hasard des noms, pour la faire venir :

« Hé ! Kalla ! Illa ! Zemzar ! Horriya ! Habib ! Cherara ! Haïm !… »

Quand elle crie le dernier nom, la mouette penche sa tête et la regarde, et elle se met à faire des cercles au-dessus de la jeune fille.

« Haïm ! Haïm ! » crie encore Lalla, et elle est sûre maintenant que c’est le nom du marin qui s’est perdu autrefois en mer, parce que c’est un nom qui veut dire : l’Errant.

« Haïm ! Haïm ! Viens, je t’en prie ! »

Mais la mouette blanche trace encore un cercle, puis elle s’en va dans le vent, le long de la plage, vers l’endroit où se rassemblent les autres mouettes, chaque matin, avant de prendre leur vol vers le dépotoir de la ville.

Lalla frissonne un peu, parce qu’elle vient de ressentir le froid de la mer et du vent. Le soleil n’est pas loin maintenant. La lueur rose et jaune est en train de naître derrière les collines de pierres où vit le Hartani. Sur la peau de Lalla, la lumière fait briller les gouttes d’eau de mer, parce qu’elle a la chair de poule. Le vent souffle fort, et le sable a presque entièrement recouvert la robe bleue de Lalla. Sans attendre d’être sèche, elle se rhabille et elle repart, moitié en courant, moitié en marchant, vers la Cité.

Accroupie devant la porte de sa maison, Aamma est en train de faire cuire les beignets de farine dans la grande marmite pleine d’huile bouillante. Le brasero de terre fait une lueur rouge dans l’ombre qui traîne encore près des maisons.

Ça, c’est peut-être le moment de la fête que Lalla préfère. Encore frissonnante de la fraîcheur de la mer, elle s’assoit devant le brasero brûlant, et elle mange les beignets qui crépitent, en savourant le goût de la pâte douce et le parfum âcre de l’eau de mer qui est resté au fond de sa gorge. Aamma voit ses cheveux mouillés et elle la gronde un peu, mais pas trop parce que c’est un jour de fête. Les enfants d’Aamma viennent s’asseoir à leur tour près du brasero, les yeux encore gonflés de sommeil, puis Selim le Soussi. Ils mangent les beignets sans rien dire, en puisant dans le grand plat de terre-plein de beignets couleur d’ambre. Le mari d’Aamma mange lentement, en faisant aller ses mâchoires comme s’il ruminait, et de temps à autre il s’arrête de manger pour lécher les gouttes d’huile qui coulent le long de ses mains. Il parle un peu tout de même, pour dire des choses sans importance que personne n’écoute.

Ce jour-là, il y a comme un goût de sang, parce que c’est le jour où le mouton doit être tué. Ça fait une impression bizarre, comme s’il y avait quelque chose de dur et de tendu, le souvenir d’un mauvais rêve qui fait battre le cœur. Les hommes et les femmes sont joyeux, tout le monde est joyeux parce que c’est la fin du jeûne et qu’on va pouvoir manger sans s’arrêter jusqu’à ce qu’on soit repu. Mais Lalla n’arrive pas à être tout à fait contente à cause du mouton. C’est difficile à dire, c’est comme une hâte à l’intérieur de son corps, une envie de s’enfuir. Elle pense à cela surtout les jours de fête. Peut-être qu’elle est comme le Hartani, et que les fêtes ne sont pas pour elle.

Vient le boucher, pour tuer le mouton. Quelquefois c’est Naman le pêcheur, parce qu’il est juif et qu’il peut tuer le mouton sans déshonneur. Ou bien c’est un homme venu d’ailleurs, un Aissaoua qui a de grands bras musclés et un visage méchant. Lalla le déteste. Pour Naman, ce n’est pas pareil, il fait cela seulement quand on le lui demande, pour rendre service, et il n’accepte pas d’autre paye qu’un morceau de viande rôtie. Mais le boucher, lui, est méchant, et il ne tue le mouton que si on lui donne de l’argent. L’homme emmène la bête en tirant sur la corde, et Lalla s’échappe jusqu’à la mer, pour ne pas entendre les cris déchirants du mouton qu’on tire jusqu’à la place de terre battue, non loin de la fontaine, et pour ne pas voir le sang qui jaillit par saccades quand le boucher tranche la gorge de l’animal avec son grand couteau aigu, le sang noir qui emplit les cuvettes émaillées en fumant. Mais Lalla ne tarde pas à revenir, parce qu’il y a au fond d’elle ce désir qui vibre, cette faim. Quand elle retourne près de la maison d’Aamma, elle entend le bruit clair du feu qui crépite, elle sent l’odeur exquise de la viande qui grille. Pour faire rôtir les meilleurs morceaux du mouton, Aamma ne veut pas qu’on l’aide. Elle préfère rester seule accroupie devant le feu, et elle tourne elle-même les broches, les bouts de fil de fer sur lesquels sont enfilés les morceaux de viande. Quand les gigots et les côtes sont bien cuits, elle les retire du feu et elle les met dans un grand plat de terre cuite posé à même les braises. Ensuite, elle appelle Lalla, parce que c’est le moment de boucaner. Ça, c’est aussi un des moments de la fête que Lalla préfère. Elle s’assoit près du feu, pas très loin d’Aamma. Lalla regarde son visage à travers les flammes et les fumées. De temps en temps, il y a des volutes de fumée noire, quand Aamma jette dans le feu une poignée d’herbes humides, ou du bois vert.