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Aamma, elle, ne fait pas attention aux guêpes. Elle les écarte à coups de chiffon, et elle continue à tourner les lanières de viande sur le treillis, et à parler :

« Elle n’aimait pas beaucoup rester à la maison… » dit-elle ; sa voix est un peu étouffée, comme si elle racontait un très vieux rêve. « Elle partait souvent, avec toi accrochée dans son dos par un foulard, et elle allait loin, loin… Personne ne savait où elle allait. Elle prenait l’autobus et elle allait jusqu’à la mer, ou bien dans les villages voisins. Elle allait dans les marchés, près des fontaines, là où il y avait des gens qu’elle ne connaissait pas, et elle s’asseyait sur un caillou et elle les regardait. Peut-être qu’ils croyaient qu’elle était une mendiante… Mais elle ne voulait pas travailler à la maison, parce que ma famille était dure avec elle, mais moi je l’aimais bien, comme si elle avait été ma sœur. »

« Parle-moi encore de sa mort, Aamma. »

« Ce n’est pas bien de parler de cela, un jour de fête », dit Aamma.

« Ça ne fait rien, Aamma, parle-moi quand même du jour de sa mort. »

Séparées par les flammes, Aamma et Lalla ne se voient pas bien. Mais c’est comme s’il y avait un autre regard, qui touchait l’intérieur de leur corps, à l’endroit où cela fait mal.

Les volutes grises et bleues de la fumée dansent, s’ouvrent et se referment comme les nuages, et sur le treillis de bois vert, les lanières de viande sont devenues très brunes comme du vieux cuir. Ailleurs, il y a le soleil qui décline doucement, la marée qui monte avec le vent, le chant des criquets, les cris des enfants qui courent dans les rues de la Cité, les voix des hommes, la musique. Mais Lalla ne les entend guère. Elle est tout entière dans le chuchotement de la voix qui raconte la mort de sa mère, il y a très longtemps.

« On ne savait pas ce qui allait arriver, personne ne le savait. Un jour, Lalla Hawa s’est couchée, parce qu’elle se sentait très fatiguée, et elle avait un grand froid dans tout son corps. Elle est restée comme cela plusieurs jours sans manger, sans bouger, mais elle ne se plaignait pas. Quand on lui demandait ce qu’elle avait, elle disait seulement, rien, rien, je suis fatiguée, c’est tout. Alors c’est moi qui m’occupais de toi, qui te donnais à manger, parce que Lalla Hawa ne pouvait même plus se lever de sa couche…

Mais il n’y avait pas de médecin au village, et le dispensaire était très loin, et personne ne savait ce qu’il fallait faire. Et puis un jour, c’était le sixième jour, je crois, Lalla Hawa m’a appelée, et sa voix était très faible, et elle m’a fait signe d’approcher, et elle m’a dit seulement : je vais mourir, c’est tout. Sa voix était étrange, et son visage était tout gris, et ses yeux brûlaient. Alors j’ai eu peur, et je suis sortie de la maison en courant, et je t’ai emmenée le plus loin que j’ai pu, à travers la campagne, jusqu’à une colline, et je suis restée là tout le jour, assise sous un arbre, pendant que tu jouais à côté. Et quand je suis revenue à la maison, toi tu dormais, mais j’ai entendu les voix de ma mère et de mes sœurs qui pleuraient, et j’ai rencontré mon père devant la maison, et il m’a dit que Lalla Hawa était morte… »

Lalla écoute de toutes ses forces, les yeux fixés sur les flammes qui dansent et qui crépitent, devant les tourbillons de fumée qui montent vers le ciel bleu. Les guêpes continuent leur vol ivre, elles traversent les flammes comme des projectiles, elles tombent sur le sol, leurs ailes brûlées. Lalla écoute aussi leur musique, la seule vraie musique de la Cité des planches et du papier goudronné.

« Personne ne savait que cela devait arriver, dit Aamma. Mais quand cela est arrivé, tout le monde a pleuré, et moi j’ai ressenti le froid, comme si j’allais mourir aussi, et tout le monde était triste à cause de toi, parce que tu étais trop jeune pour savoir. Plus tard, c’est moi qui t’ai emmenée, quand mon père est mort et que j’ai dû venir ici à la Cité, pour vivre avec le Soussi. »

Il reste encore beaucoup de temps avant que les morceaux de viande aient fini de boucaner, alors Aamma continue à parler, mais elle ne dit plus rien de Lalla Hawa. Elle parle d’Al Azraq, celui qu’on appelait l’Homme Bleu, qui savait commander au vent et à la pluie, celui qui savait se faire obéir de toutes les choses, même des cailloux et des buissons. Elle parle de la hutte de branches et de palmes qui était sa maison, seule au milieu du grand désert. Elle dit qu’au-dessus de l’Homme Bleu, le ciel se peuplait d’oiseaux de toutes sortes qui chantaient des chansons célestes, pour s’unir à sa prière. Mais seuls les hommes dont le cœur était pur savaient trouver la maison de l’Homme Bleu. Les autres s’égaraient dans le désert.

« Est-ce qu’il savait parler aux guêpes, aussi » demande Lalla.

« Aux guêpes, et aux abeilles sauvages, car il était leur maître, il connaissait les paroles qui les apprivoisent. Mais il connaissait aussi le chant qui envoie les nuées de guêpes, d’abeilles et de mouches sur les ennemis, et il aurait pu détruire une ville tout entière s’il l’avait voulu. Mais il était juste, et il ne se servait de son pouvoir que pour faire le bien. »

Elle parle aussi du désert, du grand désert qui naît au sud de Goulimine, à l’est de Taroudant, au-delà de la vallée du Draa. C’est là, dans le désert, que Lalla est née, au pied d’un arbre, comme le raconte Aamma. Là, dans le pays du grand désert, le ciel est immense, l’horizon n’a pas de fin, car il n’y a rien qui arrête la vue. Le désert est comme la mer, avec les vagues du vent sur le sable dur, avec l’écume des broussailles roulantes, avec les pierres plates, les taches de lichen et les plaques de sel, et l’ombre noire qui creuse ses trous quand le soleil approche de la terre. Aamma parle longtemps du désert, et tandis qu’elle parle, les flammes baissent peu à peu, la fumée devient légère, transparente, et les braises se couvrent lentement d’une sorte de poussière d’argent qui frissonne.

« … Là-bas, dans le grand désert, les hommes peuvent marcher pendant des jours, sans rencontrer une seule maison, sans voir un puits, car le désert est si grand que personne ne peut le connaître en entier. Les hommes vont dans le désert et ils sont comme des bateaux sur la mer, nul ne sait quand ils reviendront. Quelquefois, il y a des tempêtes, mais pas comme ici, des tempêtes terribles, et le vent arrache le sable et le jette jusqu’au ciel, et les hommes sont perdus. Ils meurent noyés dans le sable, ils meurent perdus comme les bateaux dans la tempête, et le sable garde leur corps. Tout est si différent dans ce pays, le soleil n’est pas le même qu’ici, il brûle plus fort, et il y a des hommes qui reviennent aveuglés, le visage brûlé. La nuit, le froid fait crier de douleur les hommes perdus, le froid brise leurs os. Même les hommes ne sont pas comme ici… Ils sont cruels, ils guettent leur proie comme le renard, ils s’approchent en silence. Ils sont noirs comme le Hartani, vêtus de bleu, le visage voilé. Ce ne sont pas des hommes, mais des djinns, des enfants du démon, et ils ont commerce avec le démon, ils sont comme des sorciers… »