Alors Lalla pense de nouveau à Al Azraq, à l’Homme Bleu, le maître du désert, celui qui savait faire naître l’eau sous les pierres du désert. Aamma aussi pense à lui, et elle dit :
« L’Homme Bleu était comme les hommes du désert, puis il a reçu la bénédiction de Dieu, et il a quitté sa tribu, sa famille, pour vivre seul… Mais il savait les choses que savent les gens du désert. Il avait reçu le pouvoir de guérir avec ses mains, et Lalla Hawa avait elle aussi ce pouvoir, et elle savait interpréter les rêves, et dire l’avenir, et retrouver les objets perdus. Et quand les gens savaient qu’elle était de la lignée d’Al Azraq, ils venaient lui demander conseil, et quelquefois elle leur disait ce qu’ils demandaient, et quelquefois elle ne voulait pas répondre… »
Lalla regarde ses mains, et elle cherche à comprendre ce qu’il y a en elles. Ses mains sont grandes et fortes, comme celles des garçons, mais la peau est douce et les doigts sont effilés.
« Est-ce que j’ai aussi ce pouvoir, Aamma ? »
Aamma se met à rire. Elle se lève et elle s’étire.
« Ne pense pas à cela », dit-elle. « Maintenant la viande est prête, il faut la mettre dans le plat. »
Quand Aamma s’en va, Lalla retire le treillis, et elle étend les lanières de viande sur le grand plat de terre, en grignotant un morceau par-ci, un morceau par-là. Depuis que le feu s’est apaisé, les guêpes sont revenues en grand nombre, elles vrombissent très fort, elles dansent autour des mains de Lalla, elles s’accrochent dans ses cheveux. Lalla n’a pas peur d’elles. Elle les écarte doucement, et elle leur lance encore un morceau de viande boucanée, puisque pour elles aussi, c’est le jour d’exception.
Ensuite, elle va vers la mer, elle suit le chemin étroit qui conduit jusqu’aux dunes. Mais elle ne va pas jusqu’à l’eau. Elle reste de l’autre côté des dunes, à l’abri du vent, et elle cherche un creux dans le sable, pour s’allonger. Quand elle a trouvé un coin où il n’y a pas trop de chardon, ni de fourmis, elle s’étend sur le dos, les bras le long du corps, et elle reste les yeux ouverts sur le ciel. Il y a de gros nuages blancs qui circulent. Il y a le bruit lent de la mer qui racle le sable de la plage, et c’est bien de l’entendre sans la voir. Il y a les cris des goélands qui glissent sur le vent, qui font clignoter la lumière du soleil. Il y a les bruits des arbustes secs, les petites feuilles des acacias, le froissement des aiguilles des filaos, comme de l’eau. Il y a encore quelques guêpes qui vrombissent autour des mains de Lalla, parce qu’elles sentent l’odeur de la viande.
Alors Lalla essaie à nouveau d’entendre la voix étrangère qui chante, très loin, comme d’un autre pays, la voix qui monte et descend souplement, claire, pareille au bruit des fontaines, pareille à la lumière du soleil. Le ciel, devant elle, se voile peu à peu, mais la nuit met très longtemps à venir, parce que c’est la fin de l’hiver et le commencement de la saison de la lumière. Le crépuscule est gris d’abord, puis rouge, avec de grands nuages pareils à des crinières de flamme. Lalla reste allongée dans son creux de sable, entre les dunes, sans quitter le ciel et les nuages des yeux. Elle entend réellement, à l’intérieur du bruit de la mer et du vent, dans les cris aigus des mouettes qui cherchent leur plage de la nuit, elle entend la douce voix qui répète sa complainte, la voix claire mais qui tremble un peu comme si elle savait déjà que la mort va venir l’éteindre, la voix pure comme l’eau qu’on boit sans se rassasier après les longs jours de feu. C’est une musique qui naît du ciel et des nuages, qui résonne dans le sable des dunes, qui s’étend partout et qui vibre, même dans les feuilles sèches des chardons. Elle chante pour Lalla, pour elle seulement, elle l’enveloppe et la baigne de son eau douce, elle passe la main dans ses cheveux, sur son front, sur ses lèvres, elle dit son amour, elle descend sur elle et donne sa bénédiction. Alors Lalla se retourne et cache son visage dans le sable, parce que quelque chose se défait en elle, se brise, et les larmes coulent silencieusement. Personne ne vient poser sa main sur ses épaules, et dire : « Pourquoi pleures-tu, petite Lalla ? » Mais la voix étrangère fait couler ses larmes tièdes, elle remue au fond d’elle des images qui étaient immobiles depuis des années. Les larmes coulent dans le sable et font une petite tache sous son menton, collent le sable à ses joues, à ses lèvres. Puis, tout d’un coup, il n’y a plus rien. La voix au fond du ciel s’est tue. La nuit est venue, maintenant, une belle nuit de velours bleu sombre où les étoiles brillent entre les nuages phosphorescents. Lalla frissonne, comme au passage de la fièvre. Elle marche au hasard, le long des dunes, au milieu du clignotement des lucioles. Comme elle a peur des serpents, elle retourne sur l’étroit chemin où il y a encore la marque de ses pieds, et elle va lentement vers la Cité où la fête continue.
Lalla attend quelque chose. Elle ne sait pas très bien quoi, mais elle attend. Les jours sont longs, à la Cité, les jours de pluie, les jours de vent, les jours de l’été. Quelquefois Lalla croit qu’elle attend seulement que les jours arrivent, mais quand ils sont là, elle s’aperçoit que ce n’étaient pas eux. Elle attend, c’est tout. Les gens ont beaucoup de patience, peut-être qu’ils attendent toute leur vie quelque chose, et que jamais rien n’arrive.
Les hommes restent assis souvent, sur une pierre, au soleil, la tête couverte d’un pan de manteau ou d’une serviette-éponge. Ils regardent devant eux. Qu’est-ce qu’ils regardent ? L’horizon poussiéreux, les chemins où roulent les camions, pareils à de gros scarabées de toutes les couleurs, et les silhouettes des collines de pierres, les nuages blancs qui avancent dans le ciel. C’est cela qu’ils regardent. Ils n’ont pas envie d’autre chose. Les femmes attendent aussi, devant la fontaine, sans parler, voilées de noir, leurs pieds nus posés bien à plat sur la terre.
Même les enfants savent attendre. Ils s’assoient devant la maison de l’épicier, et ils attendent, comme cela, sans jouer, sans crier. De temps à autre, l’un d’entre eux se lève et va échanger ses pièces de monnaie contre une bouteille de Fanta, ou contre une poignée de bonbons à la menthe. Les autres le regardent, sans rien dire.
Il y a des jours où l’on ne sait pas où on va, où l’on ne sait pas ce qui va arriver. Tout le monde guette dans la rue, et sur le bord de la route, les enfants en haillons attendent l’arrivée de l’autocar bleu, ou le passage des gros camions qui apportent le gas-oil, le bois, le ciment. Lalla connaît bien le bruit des camions. Quelquefois, elle va s’asseoir avec les autres enfants, sur le talus de pierres neuves, à l’entrée de la Cité. Quand un camion arrive, tous les enfants se tournent vers le bout de la route, très loin, là où l’air danse au-dessus du goudron et fait onduler les collines. On entend le bruit du moteur longtemps avant que le camion n’ait apparu. C’est un grondement aigu, presque un sifflement, avec de temps en temps un coup de klaxon qui résonne et fait des échos sur les murs des maisons. Puis on voit un nuage de poussière, un nuage jaune où se mêle la fumée bleue du moteur. Le camion rouge arrive à toute vitesse sur la route de goudron. Au-dessus de la cabine du chauffeur, il y a une cheminée qui crache la vapeur bleue, et le soleil brille fort sur le pare-brise et sur les chromes. Les pneus dévorent la route de goudron, il va en zigzaguant un peu à cause du vent, et chaque fois que les roues de la semi-remorque mordent sur les bas-côtés de la route, cela fait un nuage de poussière qui jaillit vers le ciel. Puis, il passe devant les enfants, en klaxonnant très fort, et la terre tremble sous ses quatorze pneus noirs, et le vent de poussière et l’odeur âcre de l’essence brûlée passe sur eux comme une haleine chaude.