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Longtemps après, les enfants parlent encore du camion rouge, et ils racontent des histoires de camions, de camions rouges, de camions citernes blancs, et de camions-grues jaunes.

C’est comme cela, quand on attend. On va beaucoup voir les routes, les ponts et la mer, pour voir passer ceux qui ne restent pas, ceux qui s’en vont.

Il y a des jours qui sont plus longs que les autres, parce qu’on a faim. Lalla connaît bien ces jours-là, quand il n’y a plus du tout d’argent à la maison, et qu’Aamma n’a pas trouvé de travail à la ville. Même Selim, le Soussi, le mari d’Aamma ne sait plus où chercher de l’argent, et tout le monde devient sombre, triste, presque méchant. Alors Lalla reste dehors toute la journée, elle va le plus loin possible, sur le plateau de pierres, là où vivent les bergers, et elle recherche le Hartani.

C’est toujours comme cela ; quand elle a très envie de le voir, il apparaît dans un creux, assis sur une pierre, la tête enveloppée dans un linge blanc. Il surveille ses moutons et ses chèvres. Son visage est noir, ses mains sont maigres et puissantes comme les mains d’un vieillard. Il partage son pain noir et ses dattes avec Lalla, et il donne même quelques morceaux aux bergers qui se sont approchés. Mais il fait cela sans orgueil, comme si ce qu’il donnait n’avait pas d’importance.

Lalla le regarde de temps à autre. Elle aime son visage impassible, son profil d’aigle, et la lumière qui brille au fond de ses yeux sombres. Lui aussi, le Hartani, il attend quelque chose, mais il est peut-être le seul à savoir ce qu’il attend. Il ne le dit pas, puisqu’il ne sait pas parler le langage des hommes. Mais dans son regard on peut deviner ce qu’il attend, ce qu’il cherche. C’est comme si une partie de lui-même était restée au lieu de sa naissance, au-delà des collines de pierres et des montagnes enneigées, dans l’immensité du désert, et qu’il devait un jour retrouver cette partie de lui-même, pour être tout à fait un.

Lalla reste avec le berger tout le jour, seulement elle n’approche pas trop de lui. Elle s’assoit sur une pierre, pas très loin de lui, et elle regarde devant elle, elle regarde l’air qui danse et se bouscule au-dessus de la vallée desséchée, la lumière blanche qui fait des étincelles, et les cheminements lents des moutons et des chèvres au milieu des pierres blanches.

Lorsque ce sont des jours tristes, des jours d’angoisse, il n’y a que le Hartani qui puisse être là, et qui n’ait pas besoin de paroles. Un regard suffit, et il sait donner du pain et des dattes sans rien attendre en échange. Il préfère même qu’on reste à quelques pas de lui, comme font les chèvres et les moutons, qui n’appartiennent jamais tout à fait à personne.

Tout le jour, Lalla écoute les cris des bergers dans les collines, les coups de sifflet qui trouent le silence blanc. Quand elle retourne vers la Cité de planches et de papier goudronné, elle se sent plus libre, même si Aamma la gronde parce qu’elle n’a rien apporté à manger.

C’est un de ces jours-là qu’Aamma a conduit Lalla chez la marchande de tapis. C’est de l’autre côté de la rivière, dans un quartier pauvre de la ville, dans une grande maison blanche aux fenêtres étroites garnies de grillage. Quand elle entre dans la salle qui sert d’atelier, Lalla entend le bruit des métiers à tisser. Il y en a vingt, peut-être plus, alignés les uns derrière les autres, dans la pénombre laiteuse de la grande salle, où clignotent trois barres de néon. Devant les métiers, de petites filles sont accroupies, ou assises sur des tabourets. Elles travaillent vite, poussent la navette entre les fils de la chaîne, prennent les petits ciseaux d’acier, coupent les mèches, tassent la laine sur la trame. La plus âgée doit avoir quatorze ans, la plus jeune n’a probablement pas huit ans. Elles ne parlent pas, elles ne regardent même pas Lalla qui entre dans l’atelier avec Aamma et la marchande de tapis. La marchande s’appelle Zora, c’est une grande femme vêtue de noir, qui tient toujours dans ses mains grasses une baguette souple avec laquelle elle frappe les jambes et les épaules des petites filles qui ne travaillent pas assez vite, ou qui parlent à leur voisine.

« Est-ce qu’elle a déjà travaillé ? » demande-t-elle, sans même un regard pour Lalla.

Aamma dit qu’elle lui a montré comment on tissait, autrefois. Zora hoche la tête. Elle semble très pâle, peut-être à cause de sa robe noire, ou bien parce qu’elle ne sort jamais de son magasin. Elle marche lentement jusqu’à un métier inoccupé, où il y a un grand tapis rouge sombre points blancs.

« Elle va terminer celui-ci », dit-elle.

Lalla s’assoit, et commence le travail. Pendant plusieurs heures, elle travaille dans la grande salle sombre, en faisant des gestes mécaniques avec ses mains. Au début, elle est obligée de s’arrêter parce que ses doigts se fatiguent, mais elle sent sur elle le regard de la grande femme pâle, et elle reprend aussitôt le travail. Elle sait que la femme pâle ne lui donnera pas de coups de baguette, parce qu’elle est plus âgée que les autres filles qui travaillent. Quand leurs regards se croisent, cela fait comme un choc au fond d’elle, et il y a une étincelle de colère dans les yeux de Lalla. Mais la grosse femme vêtue de noir se venge sur les plus petites, celles qui sont maigres et craintives comme des chiennes, les filles de mendiants, les filles abandonnées qui vivent toute l’année dans la maison de Zora, et qui n’ont pas d’argent. Dès qu’elles ralentissent leur travail, ou si elles échangent quelques mots en chuchotant, la grosse femme pâle se précipite sur elles avec une agilité surprenante, et elle cingle leur dos avec sa baguette. Mais les petites filles ne pleurent jamais. On n’entend que le sifflement de la baguette et le coup sourd sur leurs dos. Lalla serre les dents, elle penche sa tête vers le sol pour ne pas voir ni entendre, parce qu’elle voudrait crier et frapper à son tour sur Zora. Mais elle ne dit rien à cause de l’argent qu’elle doit ramener à la maison pour Aamma. Seulement, pour se venger, elle fait de travers quelques nœuds dans le tapis rouge.

Le jour suivant, pourtant, Lalla n’en peut plus. Comme la grosse femme pâle recommence à donner des coups de canne à Mina, une petite fille de dix ans à peine, toute Maigre et chétive, parce qu’elle avait cassé sa navette, Lalla se lève et dit froidement :

« Ne la battez plus ! »

Zora regarde un moment Lalla, sans comprendre. Son visage gras et pâle a pris une telle expression de stupidité que Lalla répète :

« Ne la battez plus ! »

Tout à coup le visage de Zora se déforme, à cause de la colère. Elle donne un violent coup de canne à la figure de Lalla, mais la baguette ne la touche qu’à l’épaule gauche, parce que Lalla a su esquiver le coup.

« Tu vas voir si je vais te battre ! » crie Zora, et son visage est maintenant un peu coloré.

« Lâche ! Méchante femme ! »

Lalla empoigne la canne de Zora et elle la casse sur son genou. Alors c’est la peur qui déforme le visage de la grosse femme. Elle recule, en bégayant :

« Va-t’en ! Va-t’en ! Tout de suite ! Va-t’en ! »

Mais déjà Lalla court à travers la grande salle, elle bondit au-dehors, à la lumière du soleil ; elle court sans s’arrêter, jusqu’à la maison d’Aamma. La liberté est belle. On peut regarder de nouveau les nuages qui glissent à l’envers, les guêpes qui s’affairent autour des petits tas d’ordures, les lézards, les caméléons, les herbes qui tremblotent dans le vent. Lalla s’assoit devant la maison, à l’ombre du mur de planches, et elle écoute avidement tous les bruits minuscules. Quand Aamma revient, vers le soir, elle lui dit simplement :