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« Je n’irai plus travailler chez Zora, plus jamais. » Aamma la regarde un instant, mais elle ne dit rien.

C’est à partir de ce jour-là que les choses ont changé réellement pour Lalla, ici, à la Cité. C’est comme si elle était devenue grande tout d’un coup, et que les gens avaient commencé à la voir. Même les fils d’Aamma ne sont plus comme avant, durs et méprisants. Elle regrette un peu, parfois, le temps où elle était vraiment petite, quand elle venait juste d’arriver à la Cité, et que personne ne savait son nom, et qu’elle pouvait se cacher derrière un arbuste, dans un seau, dans une boîte de carton. Elle aimait bien cela, être comme une ombre, aller et venir sans qu’on la voie, sans qu’on lui parle.

Il n’y a que le vieux Naman, et le Hartani, qui n’aient pas changé. Naman le pêcheur raconte toujours des histoires invraisemblables, tandis qu’il répare ses filets sur la plage, ou quand il vient manger des galettes de maïs chez Aamma. Il n’attrape plus guère de poisson, mais les gens l’aiment bien et continuent à l’inviter chez eux. Ses yeux clairs sont transparents comme de l’eau, et son visage est cousu de rides profondes comme les cicatrices d’anciennes blessures.

Aamma l’écoute parler de l’Espagne, de Marseille, de Paris, et de toutes ces villes qu’il a vues, où il a marché, où il connaît les noms des rues et les noms des gens. Aamma lui pose des questions, lui demande si son frère peut l’aider, là-bas, à trouver du travail. Naman hoche la tête : « Pourquoi pas ? » C’est sa réponse à tout, mais il promet tout de même d’écrire à son frère. Mais c’est compliqué de partir, il faut de l’argent, des papiers. Aamma reste pensive, les yeux fixés au loin, elle rêve aux villes blanches où il y a tant de rues, de maisons, d’autos. C’est cela qu’elle attend, peut-être.

Lalla n’y pense pas trop, elle. Ça lui est égal. Elle regarde les yeux de Naman, et c’est un peu comme si elle avait connu ces mers, ces pays, ces maisons.

Le Hartani n’y pense pas non plus. Lui, il reste toujours comme un enfant, bien qu’il soit aussi grand et aussi fort qu’un adulte. Son corps est mince et allongé, son visage est pur et lisse comme un morceau d’ébène. C’est peut-être parce qu’il ne sait pas parler le langage des autres hommes.

Il est toujours assis sur un rocher, les yeux fixés au loin, Vêtu de sa robe de bure et de son linge blanc rabattu sur son visage. Autour de lui, il y a toujours les bergers noirs comme lui, sauvages, vêtus de haillons, qui bondissent de roche en roche en sifflant. Lalla aime bien venir chez eux, dans cet endroit plein de lumière blanche, là où le temps ne passe pas, là où on ne peut pas grandir.

L’homme est entré dans la maison d’Aamma, un matin, au commencement de l’été. C’était un homme de la ville habillé avec un complet veston gris à reflets verts, des chaussures de cuir noir qui brillaient comme des miroirs. Il est venu avec quelques cadeaux pour Aamma et pour ses fils, un miroir électrique encastré dans du plastique blanc, un poste de radio à transistors pas plus grand qu’une boîte d’allumettes, des stylos à capuchon doré, et un sac plein de sucre et de boîtes de conserve. Quand il est entré dans la maison, il a croisé Lalla sur la porte, mais il l’a à peine regardée. Il a déposé tous ses cadeaux par terre, Aamma lui a dit de s’asseoir, et il a cherché des yeux un siège, mais il n’y avait que des coussins et le coffre en bois de Lalla Hawa, qu’Aamma avait rapporté du Sud avec Lalla. C’est sur le coffre que l’homme s’est assis, après l’avoir un peu essuyé avec le plat de sa main. L’homme a attendu qu’on lui apporte du thé et des gâteaux sucrés.

Quand elle a appris, un peu plus tard, que l’homme était venu pour la demander en mariage, Lalla a eu très peur. Cela a fait comme un étourdissement dans sa tête, et son cœur s’est mis à battre très fort. Ce n’est pas Aamma qui lui a parlé de cela, mais le Bareki, le fils aîné d’Aamma :

« Notre mère a décidé de te marier avec lui, parce qu’il est très riche.

« Mais je ne veux pas me marier ! » a crié Lalla.

« Tu n’as rien à dire, tu dois obéir à ta tante », a dit le Bareki.

« Jamais ! Jamais !… » Lalla est partie en criant, les yeux pleins de larmes de rage.

Puis elle est revenue dans la maison d’Aamma. L’homme au complet veston gris-vert était parti, mais les cadeaux étaient là. Ali, le plus jeune fils d’Aamma, écoutait même de la musique, le minuscule poste à transistors appuyé contre son oreille. Quand Lalla est entrée, il l’a regardée d’un air sournois.

Lalla a parlé durement à Aamma :

« Pourquoi as-tu gardé les cadeaux de cet homme ? Je ne me marierai pas avec lui. »

Le fils d’Aamma a ricané.

« Elle veut peut-être se marier avec le Hartani ! »

« Sors » a dit Aamma. Le jeune garçon s’en va avec le transistor.

« Tu ne peux pas m’obliger à épouser cet homme ! » dit Lalla.

« Ce sera un bon mari pour toi », dit Aamma. « Il n’est plus très jeune, mais il est riche, il a une grande maison, à la ville, et il connaît beaucoup de gens puissants. Tu dois l’épouser. »

« Je ne veux pas me marier, jamais ! »

Aamma reste silencieuse un bon moment. Quand elle parle de nouveau, sa voix s’est radoucie, mais Lalla reste sur ses gardes.

« Je t’ai élevée comme ma fille, je t’aime, et toi, aujourd’hui, tu veux me faire cet affront. »

Lalla regarde Aamma avec colère, parce qu’elle découvre pour la première fois ce qu’il y a de mensonger en elle.

« Ça m’est égal », dit-elle. « Je ne veux pas me marier avec cet homme. Je ne veux pas de ces cadeaux ridicules ! »

Elle montre le miroir électrique qui est debout sur son socle, posé sur le sol de terre battue.

« Tu n’as même pas l’électricité ! »

Puis, tout d’un coup, elle en a assez. Elle sort de la maison d’Aamma, et elle va jusqu’à la mer. Mais cette fois, elle ne court pas sur le sentier ; elle marche très lentement. Aujourd’hui, plus rien n’est pareil. C’est comme si toutes les choses étaient ternies, usées à force d’être vues.

« Il va falloir partir », dit Lalla à haute voix, pour elle-même. Mais elle pense tout de suite qu’elle ne sait même pas où aller. Alors, elle passe de l’autre côté des dunes, et elle marche sur la grande plage, à la recherche du vieux Naman. Elle voudrait bien qu’il soit là, comme toujours, assis sur une racine du vieux figuier, en train de réparer ses filets. Elle lui poserait toutes sortes de questions, au sujet de ces villes d’Espagne aux noms magiques, Algésiras, Malaga, Granada, Teruel, Saragoza, et de ces ports d’où partent les navires grands comme des villes, des routes où les autos vont vers le nord, des trains qui s’en vont, des avions. Elle voudrait l’écouter parler pendant des heures de ces montagnes enneigées, de ces tunnels, des fleuves qui sont grands comme la mer, des plaines couvertes de blé, des forêts immenses, et surtout de ces villes parfumées, où sont les palais blancs, les églises, les fontaines, les magasins rutilants de lumière. Paris, Marseille, et toutes ces rues, les maisons si hautes qu’on voit à peine le ciel, les jardins, les cafés, les hôtels, et les carrefours où l’on rencontre des gens venus de tous les côtés de la terre.

Mais Lalla ne trouve pas le vieux pêcheur. Il n’y a que la mouette blanche qui vole lentement, face au vent, qui fait des virages au-dessus de sa tête. Lalla crie :

« Ohé ! Ohé ! Prince ! »

L’oiseau blanc fait encore quelques passages au-dessus de Lalla, puis il s’en va très vite, emporté par le vent dans la direction du fleuve.