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Alors Lalla reste longtemps sur la plage, rien qu’avec le bruit du vent et de la mer dans les oreilles.

Les jours suivants, personne n’a plus parlé de rien, dans la maison d’Aamma, et l’homme au complet veston gris-vert n’est pas revenu. Le petit poste de radio à transistors était déjà démoli, et les boîtes de conserve avaient été toutes mangées. Seul le miroir électrique en matière plastique est resté à l’endroit où on l’avait posé, sur la terre battue, près de la porte.

Lalla a mal dormi toutes ces nuits-là, tressaillant au moindre bruit. Elle se souvenait des histoires qu’on racontait, des filles qu’on avait enlevées de force, pendant la nuit, parce qu’elles ne voulaient pas se marier. Chaque matin, au lever du soleil, Lalla sortait avant tout le monde, pour se laver et pour aller chercher de l’eau à la fontaine. Comme cela, elle pouvait surveiller l’entrée de la Cité.

Et puis il y a eu le vent de malheur qui a soufflé sur le pays, plusieurs jours de suite. Le vent de malheur est un vent étrange, qui ne vient ici qu’une ou deux fois dans l’année, à la fin de l’hiver, ou en automne. Ce qui est le plus étrange, c’est qu’on ne le sent pas bien au début. Il ne souffle pas très fort, et par moments il s’éteint complètement, et on l’oublie. Ce n’est pas un vent froid comme celui des tempêtes, au cœur de l’hiver, quand la mer lève ses vagues furieuses. Ce n’est pas non plus un vent brûlant et desséchant comme celui qui vient du désert, et qui allume la lueur rouge des maisons, qui fait crisser le sable sur les toits de tôle et de papier goudronné. Non, le vent de malheur est un vent très doux qui tourbillonne, qui lance quelques rafales, puis qui pèse sur les toits des maisons, qui pèse sur les épaules et sur la poitrine des hommes.

Quand il est là, l’air devient plus chaud et plus lourd, comme s’il y avait du gris partout.

Quand il vient, ce vent lent et doux, les gens tombent malades, un peu partout, les petits enfants et les gens âgés surtout, et ils meurent. C’est pour cela qu’on l’appelle le vent de malheur.

Quand il a commencé à souffler, cette année-là, sur la Cité, Lalla l’a tout de suite reconnu. Elle a vu les nuages de poussière grise qui avançaient sur la plaine, qui brouillaient la mer et l’estuaire de la rivière. Alors les gens ne sortaient plus qu’enveloppés dans leurs manteaux, malgré la chaleur. Il n’y avait plus de guêpes, et les chiens se sont cachés, le nez dans la poussière, dans les creux au pied des maisons. Lalla était triste, parce qu’elle pensait à ceux que le vent allait emmener avec lui. Alors, quand elle a entendu dire que le vieux Naman était malade, son cœur s’est serré et elle n’a plus pu respirer pendant un instant. Elle n’avait jamais vraiment ressenti cela auparavant, et elle a dû s’asseoir pour ne pas tomber.

Ensuite elle a marché et couru jusqu’à la maison du pêcheur. Elle pensait qu’il y aurait du monde auprès de lui, pour l’aider, pour le soigner, mais Naman était tout seul, couché sur sa natte de paille, la tête appuyée sur son bras. Il grelotte si fort que ses dents claquent, et qu’il ne peut même pas se redresser sur les coudes quand Lalla entre dans sa maison. Il sourit un peu, et ses yeux brillent plus fort quand il reconnaît Lalla. Ses yeux ont toujours la couleur de la mer, mais son visage maigre est devenu d’un blanc un peu gris qui fait peur.

Elle s’assoit à côté de lui et elle lui parle, à voix presque basse. D’habitude, c’est lui qui raconte les histoires et elle qui écoute, mais aujourd’hui, tout est changé. Lalla lui parle de n’importe quoi, pour calmer son angoisse et pour essayer de donner de la chaleur au vieil homme. Elle lui raconte ce qu’il a lui-même conté autrefois, à propos de ses voyages dans les villes de l’Espagne et de la France. Elle lui parle de cela comme si c’était elle qui les avait vues, ces villes, comme si c’était elle qui avait fait ces grands voyages. Elle lui parle des rues d’Algésiras, des rues étroites et sinueuses près du port, où l’on sent le vent de la mer et l’odeur du poisson, puis la gare aux quais recouverts de carreaux bleus, et les grands ponts du chemin de fer qui enjambent les ravins et les rivières. Elle lui parle des rues de Cádiz, des jardins aux fleurs multicolores, des grands palmiers alignés devant les palais blancs, et de toutes ces rues où va et vient la foule, avec les autos noires, les autobus, au milieu des reflets de miroirs, devant les immeubles hauts comme des falaises de marbre. Elle parle des rues de toutes les villes, comme si elle y avait marché, Sevilla, Córdoba, Granada, Almaden, Toledo, Aranjuez, et de la ville si grande qu’on pourrait s’y perdre pendant des jours. Madris, où les gens viennent de tous les coins de la terre.

Le vieux Naman écoute Lalla sans rien dire, sans bouger, mais ses yeux clairs brillent fort, et Lalla sait qu’il aime bien entendre ces histoires. Quand elle s’arrête de parler, elle entend le corps du vieil homme qui tremble et sa respiration qui siffle : alors elle se dépêche de continuer pour ne plus entendre ces bruits terribles.

Maintenant elle parle de la grande ville de Marseille en France, du port aux quais immenses où sont amarrés les bateaux de tous les pays du monde, les cargos grands comme des citadelles, avec des châteaux très hauts et des mâts plus larges que des arbres, les paquebots si blancs, aux milliers de fenêtres, et qui portent des noms étranges, des pavillons mystérieux, des noms de villes, Odessa, Riga, Bergen, Limasol. Dans les rues de Marseille, la foule se presse, avance, entre et sort sans cesse des magasins géants, se bouscule devant les cafés, les restaurants, les cinémas, et les autos noires roulent dans les avenues dont on ne connaît pas la fin, et les trains survolent les toits sur les ponts suspendus, et les avions décollent et tournent lentement dans le ciel gris, au-dessus des immeubles et des terrains vagues. Quand c’est midi, les cloches des églises carillonnent, et leur bruit se répercute le long des rues, sur les esplanades, dans la profondeur des tunnels souterrains. La nuit, la ville s’illumine, les phares balayent la mer de leurs pinceaux de lumière, les feux des voitures scintillent. Les rues étroites sont silencieuses, et les bandits armés de couteaux américains guettent dans l’encoignure des portes les passants attardés. Quelquefois il y a de terribles batailles dans les terrains vagues, ou bien sur les quais, à l’ombre des cargos endormis.

Lalla parle si longtemps, et sa voix est si douce que le vieux Naman s’endort. Quand il est endormi, son corps cesse de trembler et la respiration devient plus régulière. Alors Lalla peut sortir enfin de la maison du pêcheur, les yeux tout endoloris par la lumière du dehors.

Il y a beaucoup de gens qui souffrent du vent de malheur, les pauvres, les enfants très jeunes. Quand elle passe devant leurs maisons, Lalla entend leurs plaintes, les voix geignardes des femmes, les pleurs des enfants, et elle sait que là aussi, peut-être, quelqu’un va mourir. Elle est triste, elle voudrait bien être loin, de l’autre côté de la mer, dans ces villes qu’elle a inventées pour le vieux Naman.

Mais l’homme au complet veston gris-vert est revenu. Lui, il ne sait sûrement pas qu’il y a le vent de malheur qui souffle sur la Cité de planches et de papier goudronné ; de toute façon, ça lui serait bien égal, parce que le vent de malheur ne touche pas les gens comme lui. Lui, il est étranger au malheur, à tout cela.

Il est revenu dans la maison d’Aamma, et il a rencontré Lalla devant la porte. Quand elle l’a vu, elle a eu peur, et elle a poussé un petit cri, parce qu’elle était sûre qu’il reviendrait, et qu’elle appréhendait ce moment-là. L’homme au complet veston gris-vert l’a regardée avec un drôle d’air. Il a des yeux fixes et durs, comme les gens qui commandent, et la peau de son visage est blanche et sèche, avec l’ombre bleue de la barbe sur le menton et sur les joues. Il porte d’autres sacs qui contiennent des cadeaux. Lalla s’écarte quand il passe devant elle, et elle regarde les paquets. L’homme se trompe sur son regard, il fait un pas vers elle, en tendant les cadeaux. Mais Lalla bondit aussi vite qu’elle peut, elle s’en va en courant, sans se retourner, jusqu’à ce qu’elle sente sous ses pieds le sable du sentier qui mène vers les collines de pierres.