Elle ne sait pas où le sentier s’arrête. Les yeux brouillés de larmes, le cœur serré, Lalla marche le plus vite qu’elle peut. Ici, le soleil brûle toujours plus fort, comme si on était plus près du ciel. Mais le vent lourd ne souffle pas sur les collines couleur de brique et de craie. Les pierres sont dures, cassées en lames, hérissées ; les arbustes noirs sont couverts d’épines, auxquelles sont accrochées par-ci par-là des touffes de laine de moutons ; même les brins d’herbe coupent comme des couteaux. Lalla marche longtemps à travers les collines. Certaines sont hautes et abruptes avec des falaises pareilles à des murs ; d’autres sont petites, à peine comme des tas de cailloux, et on dirait qu’elles ont été construites par des enfants.
Chaque fois que Lalla arrive dans ce pays, elle sent qu’elle n’appartient plus au même monde, comme si le temps et l’espace devenaient plus grands, comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses poumons et les dilatait, et que tout son corps devenait semblable à celui d’une géante, qui vivrait très longuement, très lentement.
Sans se presser, maintenant, Lalla monte le long du lit d’un torrent sec, vers le grand plateau de pierres, là où demeure celui qu’elle appelle Es Ser.
Elle ne sait pas bien pourquoi elle va dans cette direction ; c’est un peu comme s’il y avait deux Lalla, une qui ne savait pas, aveuglée par l’angoisse et par la colère, fuyant le vent de malheur, et l’autre qui savait et qui faisait marcher les jambes dans la direction de la demeure d’Es Ser. Alors elle monte vers le plateau de pierres, la tête vide, sans comprendre. Ses pieds nus retrouvent les traces anciennes, que le vent et le soleil n’ont pu effacer.
Lentement, elle monte vers le plateau de pierres. Le soleil brûle son visage et ses épaules, brûle ses jambes et ses mains. Mais elle le sent à peine. C’est la lumière qui libère, qui efface la mémoire, qui rend pur comme une pierre blanche. La lumière lave le vent du malheur, brûle les maladies, les malédictions.
Lalla avance, les yeux presque fermés à cause de la réverbération de la lumière, et la sueur colle la robe à son ventre, à sa poitrine, sur son dos. Jamais peut-être il n’y a eu autant de lumière sur la terre, et jamais Lalla n’a eu pareillement soif d’elle, comme si elle venait d’une vallée sombre où règnent toujours la mort et l’ombre. L’air ici est immobile, il tremble et vibre sur place, et on croit entendre le bruit des ondes de la lumière, l’étrange musique qui ressemble au chant des abeilles.
Quand elle arrive sur l’immense plateau désert, le vent souffle à nouveau contre elle, la fait vaciller. C’est un vent froid et dur, qui ne cesse pas, qui s’appuie sur elle et la fait grelotter dans ses habits trempés de sueur. La lumière est très éblouissante, elle éclate dans le vent, ouvrant des étoiles au sommet des rochers. Ici, il n’y a pas d’herbes, il n’y a pas d’arbres ni d’eau, seulement la lumière et le vent depuis des siècles. Il n’y a pas de chemins, pas de traces humaines. Lalla avance au hasard, au centre du plateau où ne vivent que les scorpions et les scolopendres. C’est un lieu où personne ne va, ni même les bergers du désert, et quand une de leurs bêtes s’y égare, ils bondissent en sifflant et la font courir en arrière à coups de pierres.
Lalla marche lentement, les yeux presque fermés, posant le bout de ses pieds nus sur les roches brûlantes. C’est comme d’être dans un autre monde, près du soleil, en équilibre, près de tomber. Elle avance, mais le cœur d’elle est absent, ou plutôt, tout son être est en avant d’elle-même, dans son regard, dans ses sens aux aguets ; seul son corps est en retard, encore hésitant sur les roches aux arêtes qui coupent.
Elle attend avec impatience celui qui doit venir maintenant, elle le sait, il le faut. Dès qu’elle a commencé à courir, pour échapper à l’homme au complet veston gris-vert, pour échapper à la mort du vieux Naman, elle a su que quelqu’un l’attendait sur le plateau de pierres, là où il n’y a pas d’hommes. C’est le guerrier du désert voilé de bleu, dont elle ne connaît que le regard aigu comme une lame. Il l’a regardée du haut des collines désertes, et son regard est venu jusqu’à elle et l’a touchée, l’a attirée jusqu’ici, sans détour.
Maintenant elle est immobile au centre du grand plateau de pierres. Autour d’elle il n’y a rien, seulement ces amoncellements de cailloux, cette poudre de lumière, ce vent froid et dur, ce ciel intense, sans nuage, sans vapeur.
Lalla reste sans bouger, debout sur une grande dalle de pierre un peu en pente, une dalle dure et sèche qu’aucune eau n’a polie. La lumière du soleil frappe sur elle, vibre sur son front, sur sa poitrine, dans son ventre, la lumière qui est un regard.
Le guerrier bleu va sûrement venir, maintenant. Il ne peut plus tarder. Lalla croit entendre le crissement de ses pas dans la poussière, son cœur bat très fort. Les tourbillons de lumière blanche l’enveloppent, enroulent leurs flammes autour de ses jambes, se mêlent à ses cheveux, et elle sent la langue râpeuse qui brûle ses lèvres et ses paupières. Les larmes salées coulent sur ses joues, entrent dans sa bouche, la sueur salée coule goutte à goutte de ses aisselles, pique ses côtes, descend en ruisseaux le long de son cou, entre ses omoplates. Le guerrier bleu du désert doit venir, maintenant, son regard sera brûlant comme la lumière du soleil.
Mais Lalla reste seule au milieu du plateau désert, debout sur sa dalle un peu penchée. Le vent froid la brûle, le vent terrible qui n’aime pas la vie des hommes, il souffle pour l’abraser, pour la réduire en poudre. Le vent qui souffle ici n’aime guère que les scorpions et les scolopendres, les lézards et les serpents, à la rigueur les renards au pelage brûlé. Mais Lalla n’a pas peur de lui, parce qu’elle sait que quelque part, entre les rochers, ou bien dans le ciel, il y a le regard de l’Homme Bleu, celui qu’elle appelle Es Ser, le Secret, parce qu’il se cache. C’est lui qui va venir certainement, son regard va aller droit au fond d’elle et lui donnera la force de combattre l’homme au complet veston, et la mort qui est près de Naman ; la transformera en oiseau, la lancera au milieu de l’espace ; alors peut-être qu’elle pourra enfin rejoindre la grande mouette blanche qui est un prince, et qui vole infatigablement au-dessus de la mer.
Quand le regard arrive sur elle, cela fait un grand tourbillon dans sa tête, comme une vague de lumière qui se déroule. Le regard d’Es Ser est plus brillant que le feu, d’une lueur bleue et brûlante à la fois comme celle des étoiles.
Lalla cesse de respirer quelques instants. Ses yeux sont dilatés. Elle s’accroupit dans la poussière, les yeux fermés, la tête renversée en arrière, parce qu’il y a un poids terrible dans cette lumière, un poids qui entre en elle et la rend lourde comme la pierre.
Il est venu. Encore une fois, sans faire de bruit, en glissant au-dessus des cailloux aigus, vêtu comme les anciens guerriers du désert, avec un grand manteau de laine blanche, et son visage est voilé d’un tissu bleu de nuit. Lalla le regarde de toutes ses forces, qui avance dans son rêve. Elle voit ses mains teintées d’indigo, elle voit la lueur qui jaillit de son regard sombre. Il ne parle pas. Il ne parle jamais. C’est avec son regard qu’il sait parler, car il vit dans un monde où il n’y a plus besoin des paroles des hommes. Autour de son manteau blanc, il y a de grands tourbillons de lumière d’or, comme si le vent soulevait des nuages de sable. Mais Lalla n’entend que les coups de son propre cœur, qui bat très lentement, très loin.