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Lalla n’a pas besoin de paroles. Elle n’a pas besoin de poser de questions, ni même de penser. Les yeux fermés, accroupie dans la poussière, elle sent le regard de l’Homme Bleu posé sur elle, et la chaleur pénètre son corps, vibre dans ses membres. C’est cela qui est extraordinaire. La chaleur du regard va dans chaque recoin d’elle, chasse les douleurs, la fièvre, les caillots, tout ce qui obstrue et fait mal.

Es Ser ne bouge pas. Maintenant il est debout devant elle, tandis que les vagues de lumière s’enroulent et glissent autour de son manteau. Que fait-il ? Lalla n’a plus de crainte, elle sent la chaleur grandir en elle, comme si les rayons traversaient son visage, illuminaient tout son corps.

Elle voit ce qu’il y a dans le regard de l’Homme Bleu. C’est autour d’elle, à l’infini, le désert qui rutile et ondoie, les gerbes d’étincelles, les lentes vagues des dunes qui avancent vers l’inconnu. Il y a des cités, de grandes villes blanches aux tours fines comme les troncs des palmiers, des palais rouges ornés de feuillages, de lianes, de fleurs géantes. Il y a de grands lacs d’eau bleue comme le ciel, une eau si belle et si pure qu’il n’y en a nulle part ailleurs sur terre. C’est un rêve que fait Lalla, les yeux fermés, la tête renversée en arrière dans la lumière du soleil, les bras serrant ses genoux. C’est un rêve qui vient d’ailleurs, qui existait ici sur le plateau de pierres longtemps avant elle, un rêve dans lequel elle entre maintenant, comme en dormant, et qui étend sa plage devant elle.

Où va la route ? Lalla ne sait pas où elle va, à la dérive, entraînée par le vent du désert qui souffle, tantôt brûlant ses lèvres et ses paupières, aveuglant et cruel, tantôt froid et lent, le vent qui efface les hommes et fait crouler les roches au pied des falaises. C’est le vent qui va vers l’infini, au-delà de l’horizon, au-delà du ciel jusqu’aux constellations figées, à la Voie Lactée, au Soleil.

Le vent l’emporte sur la route sans limites, l’immense plateau de pierres où tourbillonne la lumière. Le désert déroule ses champs vides, couleur de sable, semés de crevasses, ridés, pareils à des peaux mortes. Le regard de l’Homme Bleu est là, partout, jusqu’au plus lointain du désert, et c’est par son regard que Lalla voit maintenant la lumière. Elle ressent sur sa peau la brûlure du regard, le vent, la sécheresse, et ses lèvres ont le goût du sel. Elle voit la forme des dunes, de grands animaux endormis, et les hautes murailles noires de la Hamada, et l’immense ville desséchée de terre rouge. C’est le pays où il n’y a pas d’hommes, pas de villes, rien qui s’arrête et qui trouble. Il y a seulement la pierre, le sable, le vent. Mais Lalla ressent le bonheur, parce qu’elle reconnaît chaque chose, chaque détail du paysage, chaque arbuste calciné de la grande vallée. C’est comme si elle avait marché là, autrefois, pieds nus brûlés par le sol, les yeux fixés sur l’horizon, dans l’air qui danse. Alors son cœur bat plus vite et plus fort, et elle voit devant elle les signes, les traces perdues, les brindilles brisées, les buissons qui frémissent dans le vent. Elle attend, elle sait qu’elle va arriver bientôt, c’est tout près maintenant. Le regard de l’Homme Bleu la guide à travers les failles, les éboulis, le long des torrents desséchés. Puis, tout d’un coup, elle entend cette drôle de chanson, incertaine, nasillarde, qui tremble très loin, qui semble sortir du sable même, mêlée au froissement continu du vent sur les pierres, au bruit de la lumière. La chanson tressaille à l’intérieur de Lalla, elle la reconnaît ; c’est la chanson de Lalla Hawa, que chantait Aamma, et qui disait : « Un jour, oh, un jour, le corbeau deviendra blanc, la mer s’asséchera, on trouvera le miel dans la fleur du cactus, on fera un lit avec les branches de l’acacia… » Mais Lalla ne comprend plus les paroles, maintenant, parce que c’est quelqu’un qui chante avec une voix très lointaine, dans la langue des Chleuhs. La chanson pourtant va droit jusqu’à son cœur, et ses yeux s’emplissent de larmes, malgré les paupières qu’elle tient fermées de toutes ses forces.

La musique dure longtemps, elle berce si longtemps que les ombres des cailloux s’allongent sur le sable du désert. Alors Lalla perçoit aussi la ville rouge qui est au bout de l’immense vallée. Ce n’est pas vraiment une ville, comme celles que Lalla connaît, avec des rues et des maisons. C’est une ville de boue, ruinée par le temps et usée par le vent, pareille aux nids des termites ou des guêpes. La lumière est belle au-dessus de la ville rouge, elle forme un dôme de douceur, clair et pur dans le ciel d’aurore éternelle. Les maisons sont groupées autour de la bouche du puits, et il y a quelques arbres immobiles, des acacias blancs pareils à des statues. Mais ce que Lalla voit surtout, c’est un tombeau blanc, simple comme une coquille d’œuf, posé sur la terre rouge. C’est de là que semble venir la lumière du regard, et Lalla comprend que c’est la demeure de l’Homme Bleu.

C’est quelque chose de terrible, et en même temps de très beau, qui arrive jusqu’à Lalla. C’est comme si quelque chose, au fond d’elle, se déchirait et se brisait, et laissait passer la mort, l’inconnu. La brûlure du désert en elle se répand, remonte ses veines, se mêle à ses viscères. Le regard d’Es Ser est terrible et fait mal, parce que c’est la souffrance qui vient du désert, la faim, la peur, la mort, qui arrivent, qui déferlent. La belle lumière d’or, la ville rouge, le tombeau blanc et léger d’où émane la clarté surnaturelle, portent en eux aussi le malheur, l’angoisse, l’abandon. C’est un long regard de détresse qui vient, parce que la terre est dure et que le ciel ne veut pas des hommes.

Lalla reste immobile, affaissée sur elle-même, les genoux contre les cailloux. Le soleil brûle ses épaules et sa nuque. Elle n’ouvre pas les yeux. Les larmes font deux ruisseaux qui tracent des sillons dans la poussière rouge collée à ses joues.

Quand elle relève la tête, et qu’elle ouvre les yeux, sa vue est brouillée. Elle doit faire un effort pour accommoder. Les silhouettes aiguës des collines apparaissent, puis l’étendue déserte du plateau, où il n’y a pas une herbe, pas un arbre, seulement la lumière et le vent.

Alors elle commence à marcher, en titubant, elle redescend lentement le sentier qui conduit vers la vallée, vers la mer, vers la Cité de planches et de papier goudronné. Les ombres sont longues maintenant, le soleil est près de l’horizon. Lalla sent son visage enflé par la brûlure du désert, et elle pense que personne ne pourra la reconnaître, à présent, qu’elle est devenue comme le Hartani.

Quand elle arrive en bas, près de l’estuaire de la rivière, il fait nuit sur la Cité. Les ampoules électriques font des points jaunes. Sur la route, les camions avancent en lançant droit devant eux les pinceaux blancs de leurs phares, stupidement.

Lalla va tantôt en courant, tantôt très lentement, comme si elle allait s’arrêter, faire demi-tour et prendre la fuite. Il y a quelques radios qui font leur musique machinale dans la nuit. Les feux des braseros s’éteignent tout seul, et dans les maisons aux planches mal jointes, les femmes et les enfants sont déjà enroulés dans leurs couvertures, à cause de l’humidité de la nuit. De temps en temps le vent faible fait rouler une boîte vide, fait battre un morceau de tôle. Les chiens sont cachés. Au-dessus de la Cité, le ciel noir est plein d’étoiles.

Lalla marche sans faire de bruit dans les allées, et elle pense que personne n’a besoin d’elle ici, que tout est parfait sans elle, comme si elle était partie depuis des années, comme si elle n’avait jamais existé.