Au lieu d’aller vers la maison d’Aamma, Lalla marche lentement vers l’autre bout de la Cité, là où vit le vieux Naman. Elle frissonne, parce que l’air de la nuit est très humide, et ses genoux tremblent sous elle, parce qu’elle n’a rien mangé depuis la veille. La journée a été si longue, là-haut, sur le plateau de pierres, que Lalla a l’impression d’être partie depuis des jours, des mois peut-être. C’est comme si elle reconnaissait à peine les rues de la Cité, les baraques de planches, les bruits des postes de radio et les pleurs des enfants, l’odeur d’urine et de poussière. Tout d’un coup, elle pense qu’il y a peut-être réellement des mois qui ont passé, là-haut, sur le plateau de pierres, et qui n’ont semblé qu’une seule et longue journée. Alors elle pense au vieux Naman, et son cœur se serre. Malgré sa faiblesse, elle se met à courir dans les rues vides de la Cité. Les chiens l’entendent courir, ça les fait grogner et aboyer un peu. Quand elle arrive devant la maison de Naman, son cœur bat très fort, et elle peut à peine respirer. La porte est entrouverte, il n’y a pas de lumière.
Le vieux Naman est couché sur sa natte, comme elle l’a laissé. Il respire encore, très lentement, en sifflant, et ses yeux sont grands ouverts dans le noir. Lalla se penche vers son visage, mais il ne la reconnaît pas. Sa bouche ouverte est tellement occupée à essayer de respirer qu’elle ne peut plus sourire.
« Naman… Naman… » murmure Lalla.
Le vieux Naman n’a plus de force. Le vent de malheur lui a donné la fièvre, celle qui pèse sur le corps et sur la tête, et qui empêche de manger. Le vent va peut-être l’emporter. Avec angoisse, Lalla se penche près du visage du pêcheur, elle lui dit :
« Tu ne vas pas partir maintenant ? Pas maintenant, pas encore ? »
Elle voudrait tant entendre Naman lui parler, raconter encore une fois l’histoire de l’oiseau blanc qui était prince de la mer, ou bien l’histoire de la pierre que l’ange Gabriel a donnée aux hommes, et qui est devenue noire à cause de leurs péchés. Mais le vieux Naman ne peut plus raconter d’histoires, il a tout juste assez de force pour soulever sa poitrine, pour respirer, comme s’il y avait un poids invisible sur lui. La sueur mauvaise et l’urine baignent son corps maigre qui semble brisé sur le sol.
Lalla est trop fatiguée maintenant pour raconter d’autres histoires, pour continuer à dire ce qu’il y a là-bas, de l’autre côté de la mer, toutes ces villes de l’Espagne et de la France.
Alors elle s’assoit à côté du vieil homme, et elle regarde par la porte entrouverte la lumière de la nuit. Elle écoute la respiration sifflante, elle entend le bruit mauvais du vent au-dehors, qui roule les boîtes de conserve et fait battre les tôles. Puis elle s’endort, comme cela, assise, la tête appuyée contre ses genoux. De temps en temps, la respiration suffocante du vieux Naman la réveille, et elle demande :
« Tu es là ? Tu es toujours là ? »
Lui ne répond pas, il ne dort pas ; son visage gris est tourné vers la porte, mais ses yeux brillants semblent ne plus voir, comme s’ils percevaient ce qui est au-delà.
Lalla essaie de lutter contre le sommeil, parce qu’elle redoute ce qui va arriver si elle s’endort. C’est comme les pêcheurs, ceux qui sont loin, perdus en mer sans rien voir, balancés par les vagues, pris dans les tourbillons de la tempête. Ils ne doivent pas s’endormir, jamais, parce qu’alors la mer les prendrait, les jetterait dans ses profondeurs, les engloutirait. Lalla veut résister, mais ses paupières se ferment malgré elle, et elle sent qu’elle tombe en arrière. Elle nage longtemps, sans savoir où elle va, portée par le bruit lent de la respiration du vieux Naman.
Puis, avant que le jour se lève, elle se réveille en sursaut. Elle regarde le vieil homme qui est allongé sur le sol, son visage paisible posé contre son bras. Il ne fait plus de bruit maintenant, parce qu’il a cessé de respirer. Au-dehors, le vent a cessé de souffler, il n’y a plus de danger. Tout est paisible, comme s’il n’y avait jamais de mort, nulle part.
Quand Lalla a décidé de partir, elle n’a rien dit à personne. Elle a décidé de partir parce que l’homme au complet veston gris-vert est revenu plusieurs fois dans la maison d’Aamma, et chaque fois, il a regardé Lalla avec ses yeux brillants et durs comme des cailloux noirs, et il s’est assis sur le coffre de Lalla Hawa pour boire un verre de thé à la menthe. Lalla n’a pas peur de lui, mais elle sait que si elle ne s’en va pas, un jour il la conduira de force dans sa maison pour l’épouser, parce qu’il est riche et puissant, et qu’il n’aime pas qu’on lui résiste.
Elle est partie, ce matin, avant le lever du soleil. Elle n’a même pas regardé au fond de la maison la silhouette d’Aamma endormie, enveloppée dans son drap. Elle a seulement pris un morceau de tissu bleu dans lequel elle a mis le pain rassis et quelques dattes sèches, et un bracelet en or qui appartenait à sa mère.
Elle est sortie sans faire de bruit, sans même réveiller un chien. Elle a marché pieds nus sur la terre froide, entre les rangées de maisons endormies. Le ciel, devant elle, est un peu pâle, parce que le jour va venir. La brume vient de la mer, elle fait un grand nuage doux qui remonte le long de la rivière, étendant deux bras recourbés comme un gigantesque oiseau aux ailes grises.
Un instant, Lalla a envie d’aller jusqu’à la maison de Naman le pêcheur, pour la voir une dernière fois, parce qu’il est la seule personne que Lalla ait perdue avec tristesse. Mais elle a peur d’être en retard, et elle s’éloigne de la Cité, le long du sentier des chèvres, vers les collines de pierres. Quand elle commence à escalader les rochers, elle sent le vent froid qui la pénètre. Ici, il n’y a personne non plus. Les bergers dorment encore dans leurs huttes de branches, près des corrals, et c’est la première fois que Lalla entre dans la région des collines sans entendre leurs sifflements aigus. Ça lui fait un peu peur, comme si le vent avait transformé la terre en désert. Mais la lumière du soleil apparaît peu à peu, de l’autre côté des collines, une tache rouge et jaune qui se mélange au gris de la nuit. Lalla est contente de la voir, et elle pense que c’est là qu’elle ira, plus tard, à l’endroit où le ciel et la terre sont remplis par la grande tache de la première lumière.
Les idées se bousculent un peu dans sa tête, tandis qu’elle marche sur les rochers. C’est parce qu’elle sait qu’elle ne reviendra plus à la Cité, qu’elle ne reverra plus tout cela qu’elle aimait bien, la grande plaine aride, l’étendue de la plage blanche, où les vagues tombent l’une après l’autre ; elle est triste, parce qu’elle pense aux dunes immobiles où elle avait l’habitude de s’asseoir pour regarder les nuages avancer dans le ciel. Elle ne reverra plus l’oiseau blanc qui était prince de la mer, ni la silhouette du vieux Naman assis à l’ombre du figuier, près de sa barque renversée. Alors elle ralentit un peu sa marche, et elle a envie un instant de regarder en arrière. Mais il y a devant elle les collines silencieuses, les pierres aiguës où la lumière commence à étinceler, et les petits buissons d’épines, où tremblotent quelques gouttes de l’humidité du ciel, et aussi les légers moucherons qui se laissent porter par le vent.
Alors elle marche, sans se retourner, en serrant le paquet de pain et de dattes contre sa poitrine. Quand le sentier se termine, c’est qu’il n’y a plus d’hommes alentour. Alors les cailloux aigus sortent de la terre, et il faut bondir d’une roche à l’autre, en montant vers la plus haute colline. C’est là que l’attend le Hartani, mais elle ne le voit pas encore. Il est peut-être caché dans une grotte, du côté de la falaise, à l’endroit d’où il peut surveiller toute la vallée, jusqu’à la mer. Ou bien il est tout près, derrière un arbuste brûlé, enfoncé jusqu’au cou dans un trou de pierre, comme un serpent.