Il est toujours aux aguets, comme les chiens sauvages, prêt à bondir, à prendre la fuite. Peut-être qu’aujourd’hui, il ne veut plus partir ? Pourtant, hier, Lalla a dit qu’elle viendrait, et elle lui a montré l’étendue lointaine, la grande barre de craie qui semble soutenir le ciel, là où commence le désert. Ses yeux ont brillé plus fort, parce qu’il a toujours eu cette idée, depuis qu’il est tout petit, il n’a pas cessé d’y penser un seul instant. Cela se voit dans la façon qu’il a de regarder vers l’horizon, avec ses yeux fixes dans son visage tendu. Il ne s’assoit jamais, il reste sur ses talons, comme pour bondir. C’est lui qui a montré à Lalla la route du désert, la route où l’on se perd, celle d’où personne jamais ne revient, et le ciel, si pur et si beau, là-bas.
Le soleil s’est levé maintenant, il apparaît comme un grand disque de feu devant elle, éblouissant, il monte lentement en se gonflant au-dessus du chaos de pierre. Jamais il n’a semblé aussi beau. Malgré la douleur, et les larmes qui jaillissent de ses yeux et coulent sur ses joues, Lalla le regarde en face, sans ciller, comme le vieux Naman a dit que font les princes de la mer. La lumière pénètre au fond d’elle, touche tout ce qui est caché dans son corps, le cœur surtout.
Maintenant, il n’y a plus de passage tracé. Lalla doit chercher son chemin à travers les rochers. Elle saute de pierre en pierre, par-dessus les torrents secs, elle contourne les murailles des falaises. Le soleil qui se lève a fait une grande tache éblouie sur ses rétines, et elle avance un peu au hasard, penchée en avant pour ne pas tomber. Elle passe les collines, les unes après les autres, puis elle marche au milieu d’un très grand champ de pierres. Il n’y a personne. Aussi loin qu’elle peut voir, il n’y a que ces étendues de pierre sèche, avec quelques touffes d’euphorbe, des cactus. C’est le soleil qui a dépeuplé la terre, il l’a brûlée et usée jusqu’à ce qu’il ne reste plus que ces pierres blanches, ces broussailles. Lalla ne le regarde plus en face, maintenant ; il est trop haut dans le ciel, et ses prunelles seraient brûlées en une seconde, comme par la foudre. Le ciel est embrasé. Il est bleu et brûle comme une grande flamme, et Lalla doit plisser très fort ses yeux pour regarder devant elle. Au fur et à mesure que le soleil monte dans le ciel, les choses de la terre se gonflent, s’imprègnent de lumière. Il n’y a pas de bruit ici, mais on croit entendre de temps en temps les cailloux qui se dilatent, qui craquent.
Il y a longtemps qu’elle marche. Combien de temps ? Des heures, sans doute, sans savoir où elle va, simplement dans la direction opposée à son ombre, vers l’autre bout de l’horizon. Là-bas, il y a de hautes montagnes rouges qui semblent suspendues dans le ciel, des villages, une rivière peut-être, des lacs d’eau couleur de ciel.
Puis tout d’un coup, sans qu’elle sache d’où il est venu, le Hartani est là, debout devant elle. Il est immobile, vêtu comme tous les jours de sa robe de bure, la tête enveloppée dans un morceau de toile blanche. Son visage est noir, mais son sourire l’éclaire quand Lalla s’approche de lui :
« Oh, Hartani ! Hartani !… »
Lalla se serre contre lui, elle reconnaît l’odeur de sa sueur dans ses vêtements poussiéreux. Lui aussi a emporté un peu de pain et des dattes dans un chiffon mouillé accroché à sa ceinture.
Lalla ouvre son paquet, elle partage un peu de pain avec lui. Ils mangent sans s’asseoir, vite, parce qu’il y a longtemps qu’ils ont faim. Le jeune berger regarde autour de lui. Ses yeux scrutent tous les points du paysage, et il ressemble à un oiseau rapace dont le regard ne cligne pas. Il montre un point, loin, à l’horizon, du côté des montagnes rouges. Il met la paume de sa main sous ses lèvres : là-bas, il y a de l’eau.
Ils recommencent à marcher. Le Hartani est en avant, il bondit légèrement sur les rochers. Lalla essaie de mettre ses pieds sur ses traces. Elle voit tout le temps devant elle la silhouette frêle et légère du garçon, qui semble danser sur les pierres blanches ; elle le regarde comme une flamme, comme un reflet, et ses pieds semblent marcher tout seuls au rythme du Hartani.
Le soleil est dur maintenant, il pèse sur la tête et sur les épaules de Lalla, il fait mal à l’intérieur de son corps. C’est comme si la lumière qui était entrée en elle le matin, se mettait à brûler, à déborder, et elle sent les longues ondes douloureuses qui remontent le long de ses jambes, de ses bras, qui se logent dans la cavité de sa tête. La brûlure de la lumière est sèche et poudreuse. Il n’y a pas une goutte de sueur sur le corps de Lalla, et sa robe bleue frotte sur son ventre et sur ses cuisses en faisant des crépitements électriques. Dans ses yeux, les larmes ont séché, les croûtes de sel font de petits cristaux aigus comme des grains de sable au coin de ses paupières. Sa bouche est sèche et dure. Elle passe le bout de ses doigts sur ses lèvres, et elle pense que sa bouche est devenue pareille à celle des chameaux, et qu’elle pourra bientôt manger des cactus et des chardons sans rien sentir.
Lui, le Hartani, continue à bondir de roche en roche, sans se retourner. Sa silhouette blanche et légère est de plus en plus loin, il est pareil à un animal qui fuit, sans s’arrêter, sans se retourner. Lalla voudrait le rejoindre, mais elle n’en a plus la force. Elle titube à travers les chaos de pierres, au hasard, les yeux fixés droit devant elle. Ses pieds écorchés saignent, et en tombant, plusieurs fois, elle s’est blessée aux genoux. Mais elle sent à peine la douleur. Elle ne sent que la terrible réverbération de la lumière, de toutes parts. Cela fait comme des tas d’animaux qui bondissent autour d’elle sur les pierres, des chiens sauvages, des chevaux, des rats, des chèvres qui font des bonds prodigieux. Il y a aussi de grands oiseaux blancs, des ibis, des serpentaires, des cigognes ; ils battent leurs grandes ailes flamboyantes, comme s’ils cherchaient à s’envoler, et ils commencent une danse qui n’en finit pas. Lalla sent le souffle de leurs ailes dans ses cheveux, elle perçoit le froissement de leurs rémiges dans l’air épais. Alors elle tourne la tête, elle regarde en arrière, pour les voir, tous ces oiseaux, tous ces animaux, même ces lions qu’elle a aperçus du coin de l’œil. Mais quand elle les regarde, ils fondent tout de suite, ils disparaissent comme des mirages, pour se reformer derrière elle.
Le Hartani est à peine visible. Sa silhouette légère danse au-dessus des cailloux blancs, comme une ombre détachée de la terre. Lalla n’essaie plus de suivre ses pas, maintenant. Elle ne voit même plus la masse rouge de la montagne immobile dans le ciel, à l’autre bout de la plaine. Peut-être qu’elle n’avance plus ? Ses pieds nus cognent sur les cailloux, s’écorchent, trébuchent dans les trous. Mais c’est comme si le chemin sans cesse se défaisait derrière elle, comme l’eau des fleuves qui glisse entre les jambes. C’est la lumière surtout qui passe, elle descend sur la grande plaine vide, elle passe avec le vent, elle balaie l’espace. La lumière fait un bruit d’eau, et Lalla entend son chant, sans pouvoir boire. La lumière vient du centre du ciel, elle brûle sur la terre dans le gypse, dans le mica. De temps en temps, au milieu de la poussière ocre, entre les cailloux blancs, il y a une pierre de feu, couleur de braise, aiguë comme un croc. Lalla marche en regardant fixement l’étincelle, comme si la pierre lui donnait de la force, comme si elle était un signe laissé par Es Ser, pour lui montrer la route à suivre. Ou bien, plus loin, une plaque de mica pareille à l’or, dont les reflets sont comme un nid d’insectes, et Lalla croit entendre le vrombissement de leurs ailes. Mais quelquefois, sur la terre poussiéreuse, au hasard, il y a un caillou rond, gris et mat, un simple galet de la mer, et Lalla le regarde de toutes ses forces ; elle le prend dans sa main et elle le tient serré, pour se sauver. Le caillou est brûlant, tout strié de veines blanches qui dessinent une route en son centre, où viennent se ramifier d’autres routes fines comme des cheveux d’enfant. En le tenant dans son poing, Lalla va droit devant elle. Le soleil descend déjà, vers l’autre bout de la plaine blanche. Le vent du soir soulève par instants des trombes de poussière qui cachent la grande montagne rouge au pied du ciel.