« Hartani ! Harta-a-ni ! » crie Lalla. Elle est tombée à genoux sur les cailloux, parce que ses jambes ne veulent plus marcher. Au-dessus d’elle, le ciel est vide, plus grand encore, plus vide encore. Il n’y a pas un seul écho.
Tout est net et pur, Lalla peut voir le moindre caillou, le moindre arbuste, presque jusqu’à l’horizon. Personne ne bouge. Elle voudrait bien voir les guêpes, elle pense qu’elle aimerait bien cela, les voir faire leurs nœuds invisibles dans l’air, autour des cheveux des enfants. Elle voudrait bien voir un oiseau, même un corbeau, même un vautour. Mais il n’y a rien, personne. Seulement son ombre noire allongée derrière elle, comme une fosse dans la terre trop blanche.
Alors elle se couche par terre, et elle pense qu’elle va mourir bientôt, parce qu’il n’y a plus de force dans son corps, et que le feu de la lumière consume ses poumons et son cœur. Lentement, la lumière décroît, et le ciel se voile, mais c’est peut-être la faiblesse qui est en elle qui éteint le soleil.
Soudain, le Hartani est là, de nouveau. Il est devant elle, debout sur une jambe, en équilibre comme un oiseau. Il vient vers elle, il se penche. Lalla l’agrippe par sa robe de bure, elle serre de toutes ses forces le tissu, elle ne veut pas le lâcher, et elle manque de faire tomber le garçon. Lui s’accroupit à côté d’elle. Son visage est sombre, mais ses yeux brillent très fort, pleins d’une expression intense. Il touche le visage de Lalla, son front, ses yeux, il passe les doigts sur ses lèvres fendues. Il montre un point sur la plaine de pierres, dans la direction du soleil couchant, là où il y a un arbre près d’un rocher : l’eau. Est-ce près, est-ce loin ? L’air est si pur qu’il est impossible de le savoir. Lalla fait un effort pour se relever, mais son corps ne répond plus.
« Hartani, je ne peux plus… » Lalla murmure, en montrant ses jambes écorchées, pliées sous elle.
« Va-t’en ! Laisse-moi, va-t’en ! »
Le berger hésite, toujours accroupi à côté d’elle. Il va peut-être s’en aller ? Lalla le regarde sans rien dire, elle a envie de dormir, de disparaître. Mais le Hartani passe ses bras autour du corps de Lalla, il la hisse lentement. Lalla sent les muscles des jambes du garçon qui tremblent sous l’effort, et elle serre ses bras autour de son cou, elle essaie de confondre son poids avec celui du berger.
Le Hartani marche sur les cailloux, il bondit vite, comme s’il était seul. Il court sur ses longues jambes vacillantes, il traverse les ravins, il enjambe les crevasses. Le soleil et le vent de poussière ont fini leurs tourbillons sur la plaine de pierres, mais il y a encore de lents mouvements qui viennent de l’horizon rouge, qui jettent des étincelles sur les silex. Il y a comme un grand entonnoir de lumière, devant eux, là où le soleil a basculé vers la terre. Lalla écoute le cœur du Hartani qui bat dans les artères de son cou, elle entend sa respiration qui halète.
Avant la nuit, ils sont arrivés devant le rocher et l’arbre, là où il y a l’œil de l’eau. C’est un simple trou dans la caillasse, avec de l’eau grise. Le Hartani dépose doucement Lalla au bord de l’eau, et il lui donne à boire dans le creux de sa main. L’eau est froide, un peu âcre. Puis le berger se penche à son tour, et il boit longuement, la tête près de l’eau.
Ils attendent la nuit. Elle vient très vite ici, dans le genre d’un rideau qu’on tire, sans fumées, sans nuages, sans spectacle. C’est comme s’il n’y avait presque plus d’air, ni d’eau, seulement la lueur du soleil que les montagnes éteignent.
Lalla est couchée par terre, contre le Hartani. Elle ne bouge pas. Ses jambes sont rompues, lacérées, et le sang caillé a fait une croûte pareille à une semelle noire sous ses pieds. Par instants, la douleur monte des pieds, traverse les jambes, le long des os et des muscles, jusqu’à l’aine. Elle geint un peu, les dents serrées pour ne pas crier, ses mains se crispent sur les bras du jeune garçon. Lui ne la regarde pas ; il regarde droit vers l’horizon, du côté des montagnes noires, ou peut-être est-ce vers le ciel nocturne. Son visage est devenu très sombre, à cause de l’ombre. Est-ce qu’il pense à quelque chose ? Lalla voudrait bien entrer en lui, pour savoir ce qu’il veut, où il va… Pour elle, plus que pour lui, elle parle. Le Hartani l’écoute à la manière des chiens, qui dressent la tête et suivent le bruit des syllabes.
Elle lui parle de l’homme au complet-veston gris-vert, de ses yeux durs et noirs comme des bouts de métal, et puis de la nuit auprès de Naman, quand le vent mauvais soufflait sur la Cité. Elle dit :
« Maintenant que c’est toi que j’ai choisi pour mari, plus personne ne pourra m’enlever, ni m’emmener de force devant le juge pour me marier… Maintenant, nous allons vivre ensemble, et nous aurons un enfant, et plus personne d’autre ne voudra m’épouser, tu comprends, Hartani ? Même s’ils nous rattrapent, je dirai que c’est toi qui es mon mari, et que nous allons avoir un enfant, et cela, ils ne pourront pas l’empêcher. Alors ils nous laisseront partir, et nous pourrons aller vivre dans les pays du sud, très loin, dans le désert… »
Elle ne ressent plus la fatigue, ni la douleur, mais seulement l’ivresse de cette liberté, au milieu du champ de pierres, dans le silence de la nuit. Elle serre très fort le corps du jeune berger, jusqu’à ce que leurs odeurs et leurs haleines soient complètement mêlées. Très doucement, le garçon entre en elle et la possède, et elle entend le bruit précipité de son cœur contre sa poitrine.
Lalla tourne son visage vers le centre du ciel, et elle regarde de toutes ses forces. La nuit froide et belle les enveloppe, les serre dans son bleu profond. Jamais Lalla n’a vu une nuit aussi belle. Là-bas, à la Cité, ou aux rivages de la mer, il y avait toujours quelque chose qui séparait de la nuit, une vapeur, une poussière. Il y avait toujours un voile qui ternissait, parce que les hommes étaient là, autour, avec leurs feux, leur nourriture, leur haleine. Mais ici, tout est pur. Le Hartani maintenant se couche à côté d’elle, et c’est un très grand vertige qui les traverse, qui agrandit leurs pupilles.
Le visage du Hartani est tendu, comme si la peau de son front et de ses joues était en pierre polie. Lentement, au-dessus d’eux, l’espace se peuple d’étoiles, de milliers d’étoiles. Elles jettent des éclats blancs, elles palpitent, elles dessinent leurs figures secrètes. Les deux fugitifs les regardent, presque sans respirer, les yeux grands ouverts. Ils sentent sur leurs visages se poser le dessin des constellations, comme s’ils n’étaient plus que par leur regard, comme s’ils buvaient la lumière douce de la nuit. Ils ne pensent plus à rien, ni au chemin du désert, ni à la souffrance du lendemain, ni aux autres jours ; ils ne sentent plus leurs blessures, ni la soif et la faim, ni rien de terrestre ; ils ont même oublié la brûlure du soleil qui a noirci leurs visages et leurs corps, qui a dévoré l’intérieur de leurs yeux.
La lumière des étoiles tombe doucement comme une pluie. Elle ne fait pas de bruit, elle ne soulève pas de poussière, elle ne creuse aucun vent. Elle éclaire maintenant le champ de pierres, et près de la bouche du puits, l’arbre calciné devient léger et faible comme une fumée. La terre n’est plus très plate, elle s’est allongée comme l’avant d’une barque, et maintenant elle avance doucement, elle glisse en tanguant et roulant, elle va lentement au milieu des belles étoiles, tandis que les deux enfants, serrés l’un contre l’autre, le corps léger, font les gestes d’amour.