À chaque instant, une étoile nouvelle apparaît, minuscule, à peine possible dans le noir, et les fils imperceptibles de sa lumière se joignent aux autres. Il y a des forêts de lumière grise, rouge, blanche, qui se mêlent au bleu profond de la nuit, et se figent comme des bulles.
Plus tard, tandis que le Hartani s’endort tranquillement, le visage contre elle, Lalla regarde tous les signes, tous les éclats de lumière, tout ce qui bat, tremble, ou reste immobile comme des yeux. Plus haut encore, droit au-dessus d’elle, il y a la grande voie lactée, le chemin tracé par le sang de l’agneau de Gabriel, selon ce que racontait le vieux Naman.
Elle boit la lumière très pâle qui vient de l’amas d’étoiles, et tout à coup il lui semble qu’elle est si près, comme dans la chanson que chantait la voix de Lalla Hawa, qu’il lui suffirait de tendre la main pour prendre une poignée de la belle lumière étincelante. Mais elle ne bouge pas. Sa main appuyée sur le cou du Hartani écoute le sang qui bat dans ses artères, et le passage calme de sa respiration. La fièvre du soleil et de la sécheresse est éteinte par la nuit. La soif, la faim, l’angoisse se sont apaisées par la lumière de la galaxie, et sur sa peau il y a, comme des gouttes, la marque de chaque étoile du ciel.
Ils ne voient plus la terre, à présent. Les deux enfants serrés l’un contre l’autre voyagent en plein ciel.
Chaque jour ajoutait un peu de terre. La caravane s’était divisée en trois rangées, distantes de deux ou trois heures de marche. Celle de Larhdaf était à gauche, près des contreforts du Haua, dans la direction de Sidi el Hach. Celle de Saadbou, le fils cadet du grand cheikh, à l’extrême droite, remontant le lit asséché du Jang Saccum, au centre de la vallée de la Saguiet el Hamra. Au milieu, et en retrait, avançait Ma el Aïnine avec ses guerriers montés sur des chameaux. Puis la caravane des hommes, des femmes et des enfants, poussant devant eux leur bétail, et qui suivaient le grand nuage de poussière rouge qui montait devant eux dans le ciel.
Chaque jour, ils marchaient dans le fond de la vallée immense, tandis que le soleil, au-dessus d’eux, suivait le chemin inverse. C’était la fin de l’hiver, et les pluies n’avaient pas encore adouci la terre. Le fond de la Saguiet el Hamra était craquelé et durci comme une vieille peau.
Même sa couleur rouge brûlait les yeux et la peau du visage.
Le matin, avant même le lever du soleil, le cri retentissait pour la première prière. Puis on entendait le bruit des bêtes. Les fumées des braseros emplissaient la vallée. Au loin, il y avait les cris psalmodiés des soldats de Larhdaf, auxquels répondaient les gens de Saadbou. Mais les hommes bleus du grand cheikh priaient en silence. Quand la première poussière rouge montait dans l’air, les hommes mettaient les troupeaux en marche. Chacun ramassait sa charge, et recommençait à marcher sur la terre encore grise et froide.
Lentement, la lumière naissait à l’horizon, au-dessus de la Hamada. Les hommes regardaient le disque resplendissant qui éclairait le fond de la vallée, et ils plissaient les yeux et se courbaient déjà un peu, comme s’ils voulaient lutter contre le poids et la douleur de la lumière sur leurs fronts et sur leurs épaules.
Parfois, les troupes de Larhdaf et de Saadbou étaient si proches qu’on entendait le bruit des sabots de leurs chevaux et les grognements des chameaux. Alors les trois nuages de poussière s’unissaient dans le ciel et voilaient presque le soleil.
Quand le soleil arrivait au zénith, le vent se levait et balayait l’espace, chassant des murailles de poussière rouge et de sable. Les hommes arrêtaient les troupeaux en demi-cercle, et ils s’abritaient derrière les chameaux accroupis, ou bien contre les arbustes épineux. La terre semblait aussi grande que le ciel, aussi vide, aussi éblouissante.
Derrière la troupe du grand cheikh, Nour marchait en portant sa charge vivres dans une grande toile nouée autour de sa poitrine. Chaque jour, depuis l’aube, jusqu’au coucher du soleil, il marchait sur les traces des chevaux et des hommes, sans savoir où il allait, sans voir son pèle, ni sa mère, ni ses sœurs. Il les retrouvait quelquefois le soir, quand les voyageurs allumaient les feux de brindilles pour le thé et la bouillie de gruau. Il ne parlait à personne, et personne ne lui parlait. C’était comme si la fatigue et la sécheresse avaient brûlé les mots dans sa gorge.
Quand la nuit était venue, et que les bêtes avaient fait un trou pour dormir. Nour pouvait regarder autour de lui, l’immense vallée déserte. En s’éloignant un peu du campement, en se tenant debout sur la plaine desséchée, Nour avait l’impression d’être aussi grand qu’un arbre. La vallée semblait n’avoir pas de limites, étendue infinie de pierres et de sable rouge inchangée depuis le commencement des temps. De loin en loin, il y avait les silhouettes calcinées des petits acacias, des buissons, et les touffes des cactées et des palmiers nains, là où l’humidité de la vallée mettait de vagues taches sombres. Dans la pénombre de la nuit, la terre prenait une couleur minérale. Nour attendait debout, absolument immobile, que la noirceur descende et emplisse la vallée, lentement, comme une eau impalpable.
Plus tard, d’autres groupes de nomades sont venus se joindre à la troupe de Ma el Aïnine. Ils ont parlementé avec les chefs des tribus, pour leur demander où ils allaient, et ils ont suivi la même route. Ils étaient plusieurs milliers maintenant, qui marchaient dans la vallée, vers les puits de Hausa, d’el Faunat, de Yorf.
Nour ne savait plus depuis combien de jours avait commencé le voyage. Peut-être que ce n’était qu’une seule et interminable journée qui se passait ainsi, tandis que le soleil montait et redescendait dans le ciel ardent, et que le nuage de poussière roulait sur lui-même, déferlait comme une vague. Les hommes des fils de Ma el Aïnine étaient loin en avant, ils devaient avoir déjà atteint le fond de la Saguiet el Hamra, au-delà du tombeau de Rayem Mohamed Embarec, là où s’ouvre dans le plateau de la Hamada la vallée lunaire du Mesuar. Peut-être même que leurs chevaux gravissaient déjà les pentes des collines rocheuses, et qu’ils voyaient s’ouvrir derrière eux l’immense vallée de la Saguiet el Hamra où tourbillonnaient les nuages ocre rouge des hommes et des troupeaux de Ma el Aïnine.
Maintenant, les hommes et les femmes ralentissaient la marche de la dernière colonne. De temps à autre, Nour s’arrêtait pour attendre la troupe où étaient sa mère et ses sœurs. Il s’asseyait sur les pierres brûlantes, le pan de son manteau rabattu sur sa tête, et il regardait le troupeau qui avançait lentement sur la piste. Les guerriers sans monture marchaient courbés en avant, écrasés par les fardeaux sur leurs, épaules. Certains s’appuyaient sur leurs longs fusils, sur leurs lances. Leurs visages étaient noirs, et à travers le crissement de leurs pas dans le sable, Nour entendait le bruit douloureux de leur respiration.
Derrière, venaient les enfants et les bergers, qui poursuivaient le troupeau de chèvres et de moutons, les chassaient devant eux à coups de pierres. Les tourbillons de poussière les enveloppaient comme un brouillard rouge, et Nour regardait les silhouettes étranges, échevelées, qui semblaient danser dans la poussière. Les femmes marchaient à côté des chameaux de bât, certaines portant leurs bébés dans leurs manteaux, cheminant lentement, pieds nus sur la terre brûlante. Nour entendait le bruit clair de leurs colliers d’or et de cuivre, les anneaux de leurs chevilles. Elles marchaient en chantonnant une chanson interminable et triste qui allait et venait comme le bruit du vent.