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Mais tout à fait en dernier venaient ceux qui n’en pouvaient plus, les vieillards, les enfants, les blessés, les jeunes femmes dont tous les hommes étaient morts, et qui n’avaient plus personne pour les aider a trouver la nourriture et l’eau. Ils étaient nombreux, éparpillés le long de la piste dans la vallée de la Saguiet, et ils continuaient d’arriver pendant des heures, après que les soldats du cheikh étaient passés. C’étaient eux que Nour regardait surtout avec compassion.

Debout au bord de la piste, il les voyait marcher lentement, levant à peine leurs jambes alourdies par la fatigue. Ils avaient des visages gris, émaciés, aux yeux qui brillaient de fièvre. Leurs lèvres saignaient, leurs mains et leur poitrine étaient marquées de plaies où le sang caillé s’était mêlé à l’or de la poussière. Le soleil frappait sur eux, comme sur les pierres rouges du chemin, et c’étaient de vrais coups qu’ils recevaient. Les femmes n’avaient pas de chaussures, et leurs pieds nus étaient brûlés par le sable et rongés par le sel. Mais ce qui était le plus douloureux en eux, ce qui faisait naître l’inquiétude et la pitié, c’était leur silence. Aucun d’eux ne parlait, ne chantait. Personne ne pleurait ni ne gémissait. Tous, hommes, femmes, enfants aux pieds ensanglantés, ils avançaient sans faire de bruit, comme des vaincus, sans prononcer une parole. On entendait seulement le bruit de leurs pas dans le sable, et le halètement court de leur souffle. Puis ils s’éloignaient lentement, en faisant rouler leurs fardeaux sur leurs reins, pareils à de drôles d’insectes après la tempête.

Nour restait debout au bord de la piste, son fardeau déposé à ses pieds. De temps en temps, quand une vieille femme, ou un soldat blessé marchait vers lui, il essayait de leur parler, il s’approchait d’eux, il disait :

« Salut, salut, tu n’es pas trop fatigué, veux-tu que je t’aide à porter ta charge ? »

Mais eux restaient silencieux, ils ne le regardaient même pas, et leur visage était dur comme les pierres de la vallée, serré par la douleur et par la lumière.

Arrivait un groupe d’hommes du désert, des guerriers de Chinguetti. Leurs grands manteaux bleu ciel étaient en lambeaux. Ils avaient bandé leurs jambes et leurs pieds avec des chiffons tachés de sang. Eux ne portaient rien, pas même un sac de riz, pas même une gourde d’eau. Ils n’avaient plus que leurs fusils et leurs lances, et ils marchaient douloureusement, comme les vieillards et les enfants.

L’un d’eux était aveugle, et tenait aux autres par un pan de manteau, titubant sur les pierres du chemin, butant contre les racines des mauvais buissons.

Quand il est passé près de Nour et qu’il a entendu la voix du jeune garçon qui le saluait, il a lâché le manteau de son camarade et il s’est arrêté :

« Est-ce que nous sommes arrivés ? » a-t-il demandé.

Les autres ont continué leur route, sans même se retourner. Le guerrier du désert avait un visage encore jeune, mais épuisé par la fatigue, et un morceau d’étoffe sale barrait ses yeux brûlés.

Nour lui a donné à boire un peu de son eau, il a remis sa charge sur ses épaules, et il a placé la main du guerrier sur son manteau :

« Viens, c’est moi qui te guiderai maintenant. »

Ils ont recommencé à marcher sur la piste, au-devant du grand nuage de poussière rouge, vers le bout de la vallée.

L’homme ne parlait pas. Sa main était agrippée à l’épaule de Nour, si fort qu’elle lui faisait mal. Le soir, quand ils s’arrêtèrent au puits de Yorf, le jeune garçon était à bout de forces. Ils étaient maintenant au pied des falaises rouges, là où commencent les mesas du Haua, et la vallée qui va vers le nord.

Ici, toutes les caravanes s’étaient retrouvées, celles de Larhdaf et de Saadbou et les hommes bleus du grand cheikh. Dans la lumière du crépuscule, Nour regardait les milliers d’hommes assis sur la terre desséchée, autour de la tache noire du puits. La poussière rouge retombait peu à peu, et les fumées des braseros montaient déjà dans le ciel.

Quand Nour fut reposé, il ramassa son fardeau, mais sans le nouer autour de sa poitrine. Il prit la main du guerrier aveugle, et ils marchèrent jusqu’au puits.

Tous avaient bu déjà, les hommes et les femmes à l’est du puits, les animaux à l’ouest. L’eau était trouble, mêlée à la boue rouge des rives. Pourtant, jamais elle n’avait semblé plus belle aux hommes. Le ciel sans nuages brillait à sa surface noire, comme sur un métal poli.

Nour s’est penché vers l’eau, et il a bu à longs traits, sans reprendre son souffle. À genoux au bord du puits, le guerrier aveugle buvait aussi, avidement, presque sans s’aider du creux de sa main. Quand il a été rassasié, il s’est assis au bord du puits, son visage sombre et sa barbe ruisselants d’eau.

Ensuite, ils sont retournés en arrière, vers les troupeaux. C’était l’ordre du cheikh, car personne ne pouvait rester près du puits, afin de ne pas troubler l’eau.

La nuit tombait vite, près de la Hamada. L’ombre entrait dans le fond de la vallée, ne laissant que les pitons de pierre rouge dans la flamme du soleil.

Nour a cherché un instant son père et sa mère, sans les voir. Peut-être étaient-ils déjà repartis vers l’entrée de la piste du nord, avec les soldats de Larhdaf. Nour a choisi l’endroit pour la nuit, près des troupeaux. Il a posé son fardeau, et il a partagé un morceau de pain de mil et des dattes avec le guerrier aveugle. L’homme a mangé vite, puis il s’est allongé sur le sol, avec les mains sous la tête. Alors Nour lui a parlé, pour lui demander qui il était. L’homme a raconté lentement, avec sa voix un peu enrouée à force de s’être tue, tout ce qui s’était passé là-bas, très loin, à Chinguetti, près du grand lac salé de Chinchan, les soldats des Chrétiens qui avaient attaqué les caravanes, qui avaient brûlé les villages, qui avaient emmené les enfants dans les camps. Quand les soldats des Chrétiens étaient venus de l’ouest, des rivages de la mer, ou bien du sud, des guerriers vêtus de blanc montés sur des chameaux, et des hommes noirs du Niger, les gens du désert avaient dû fuir vers le nord. C’est au cours d’un combat qu’il avait été blessé par un fusil et qu’il avait perdu la vue. Alors ses compagnons l’avaient emmené vers le nord, vers la ville sainte de Smara, parce qu’ils disaient que le grand cheikh savait guérir les blessures faites par les Chrétiens, qu’il avait le pouvoir de rendre la vue. Pendant qu’il parlait, les larmes coulaient de ses paupières fermées, parce qu’il pensait maintenant à tout ce qu’il avait perdu.

« Sais-tu où nous sommes maintenant » C’était cela qu’il demandait tout le temps à Nour, comme s’il avait peur d’être abandonné là, au milieu du désert.

« Sais-tu où nous sommes ? Est-ce que nous sommes encore loin de l’endroit où nous pourrons nous arrêter ? »

« Non », disait Nour, « nous allons bientôt arriver dans les terres que le cheikh a promises, là où nous ne manquerons de rien, là où ce sera comme le royaume de Dieu. »

Mais il n’en savait rien, et au fond de son cœur, il pensait qu’ils n’arriveraient peut-être jamais dans ce pays, même s’ils franchissaient le désert, les montagnes, et même la mer, jusqu’à l’endroit où le soleil naît à l’horizon.

Le guerrier aveugle continuait à parler, maintenant, mais il ne parlait plus de la guerre. Il racontait à voix presque basse son enfance à Chinguetti, la route du sel, avec son père et ses frères. Il racontait l’enseignement, dans la mosquée de Chinguetti, puis le départ des caravanes immenses, à travers les étendues du désert, vers l’Adrar, et plus loin encore à l’est, vers les montagnes du Hank, vers le puits d’Abd el Malek, là où se trouve le tombeau miraculeux. Il parlait de cela doucement, presque en chantonnant, allongé sur la terre, avec la nuit qui couvrait d’ombre fraîche son visage et ses yeux brûlés.