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Nour se couchait à côté de lui, enveloppé dans son manteau de laine, la tête appuyée sur le fardeau, et il s’endormait les yeux ouverts, en regardant le ciel et en écoutant la voix de l’homme qui parlait pour lui seul.

Les nuits du désert étaient froides, mais la langue et les lèvres de Nour continuaient à brûler, et il lui semblait que des pièces chauffées au feu étaient posées sur ses paupières. Le vent passait sur les rochers, soufflait sur les dunes, faisait grelotter de fièvre les hommes dans leurs haillons. Quelque part, au milieu de ses guerriers endormis, le vieux cheikh vêtu de son manteau blanc regardait la nuit sans dormir, comme il avait fait depuis des mois. Son regard allait dans le fouillis d’étoiles qui baignait la terre de sa clarté diffuse. À certains moments, il marchait un peu au milieu des hommes endormis. Puis il retournait s’asseoir à sa place, et il buvait du thé, lentement, en écoutant les craquements du charbon dans le brasero.

Les jours ont passé comme cela, brûlants et terribles, tandis que le troupeau des hommes et des bêtes remontait la vallée, vers le nord. Ils suivaient maintenant la piste du Tindouf, à travers le plateau aride de la Hamada. Les fils de Ma el Aïnine, avec les hommes les plus valides, chevauchaient en éclaireurs par les vallées resserrées des monts Ouarkziz, mais c’était une route trop dure pour les femmes et les enfants, et le cheikh avait choisi de suivre la piste de l’est.

À l’arrière de la caravane, Nour marchait, avec la main du guerrier aveugle qui serrait son épaule. Chaque jour le fardeau de nourriture devenait plus léger, et Nour savait bien qu’il n’y en aurait pas assez pour aller jusqu’au bout du voyage.

Maintenant ils marchaient sur l’immense plateau de pierres, tout près du ciel. Ils traversaient parfois des crevasses, de grandes blessures noires dans la roche blanche, des éboulis de cailloux pareils à des couteaux. Le guerrier aveugle serrait très fort l’épaule et le bras de Nour, pour ne pas tomber.

Les hommes avaient usé leurs chaussures en cuir de chèvre, et beaucoup avaient bandé leurs pieds avec des lambeaux de leurs habits, pour arrêter le sang qui coulait. Les femmes allaient pieds nus, parce qu’elles étaient habituées depuis leur enfance, mais quelquefois, un caillou plus aigu entamait leur chair et elles geignaient en marchant.

Le guerrier aveugle ne parlait jamais, durant le jour. Son visage sombre était caché par son manteau bleu, et par le pansement qui recouvrait ses yeux comme le capuchon d’un faucon. Il marchait sans se plaindre, et depuis que Nour le guidait, il n’avait plus peur de se perdre. Seulement, quand il sentait venir le soir, quand les hommes de Larhdaf et de Saadbou, loin au-devant dans les vallées, criaient avec leurs voix chantantes le signal de la halte, le guerrier aveugle demandait, toujours avec la même inquiétude :

« Est-ce que c’est ici ? Est-ce que nous y sommes ? Dis-moi, est-ce que nous sommes arrivés à l’endroit où nous devons nous arrêter pour toujours ? »

Nour regardait autour de lui, et il ne voyait que l’étendue sans fin de la pierre et de la poussière, la terre toujours pareille sous le ciel. Il détachait son fardeau, et il disait simplement :

« Non, ce n’est pas encore ici. »

Alors, comme chaque soir, le guerrier aveugle buvait quelques gorgées à l’outre, mangeait quelques dattes et du pain, puis il s’étendait sur la terre, et il continuait à parler des choses de son pays, de la grande ville sainte de Chinguetti, près du lac de Chinchan. Il parlait de l’oasis où l’eau est verte, où les palmiers sont immenses et donnent des fruits doux comme le miel, où l’ombre est pleine du chant des oiseaux et du rire des jeunes filles qui vont puiser l’eau. Il racontait cela avec sa voix qui chantonnait un peu, comme s’il se berçait lui-même pour atténuer sa souffrance. Quelquefois, ses compagnons venaient s’asseoir auprès de lui, ils partageaient avec Nour le pain et les dattes, ou bien ils faisaient du thé avec l’herbe chiba. Ils écoutaient le monologue du guerrier aveugle, puis ils parlaient eux aussi de leur terre, des puits du Sud, Atar, Oujeft, Tamchakatt, et de la grande ville d’Oualata. Ils parlaient une langue étrange et douce comme celle des prières, et leurs visages maigres étaient couleur de métal. Quand le soleil était près de l’horizon, et que le plateau désert devenait brillant de lumière, ils s’agenouillaient et faisaient leur prière, le front dans la poussière. Nour aidait le guerrier aveugle à se prosterner dans la direction du levant, puis il se couchait, enveloppé dans son manteau, et il écoutait le bruit de voix des hommes, jusqu’au sommeil.

Comme cela ils ont traversé les monts du Ouarkziz, en suivant les failles et les lits des torrents desséchés. La caravane s’étirait sur tout le plateau, d’un bout à l’autre de l’horizon. Le grand nuage de poussière rouge montait chaque jour dans le ciel bleu, se penchait dans le vent. Les troupeaux de chèvres et de moutons, les chameaux de bât marchaient au milieu des hommes, les aveuglaient de poussière. Loin derrière eux, les vieillards, les femmes malades, les enfants abandonnés, les guerriers blessés, marchaient dans la douleur de la lumière, la tête penchée, les jambes faibles, laissant parfois sur leurs traces des gouttes de sang.

La première fois que Nour avait vu quelqu’un tomber, au bord de la piste, sans un cri, il avait voulu s’arrêter ; mais les guerriers bleus, et ceux qui marchaient avec lui, l’avaient poussé en avant, sans rien dire, parce qu’il n’y avait plus rien à faire. Maintenant, Nour ne s’arrêtait plus. Quelquefois il y avait la forme d’un corps, dans la poussière, bras et jambes repliés, comme s’il dormait. C’était un vieil homme, ou une femme, que la fatigue et le mal avaient arrêté là, sur le côté de la piste, frappé derrière la tête comme avec un marteau, le corps déjà desséché. Le vent qui souffle jetterait les poignées de sable sur lui, le recouvrirait bientôt, sans qu’on ait besoin de creuser de tombe.

Nour pensait à la vieille femme qui lui avait donné du thé, là-bas, dans le campement de Smara. Peut-être qu’elle était tombée, elle aussi, un jour, frappée par le soleil, et que le sable du désert l’avait recouverte. Mais il ne pensait pas longtemps à elle, parce que chaque pas qu’il faisait était comme la mort d’une personne, qui effaçait ses souvenirs ; comme si la traversée du désert devait tout détruire, tout brûler dans sa mémoire, faire de lui un autre garçon. La main du guerrier aveugle le poussait en avant quand la fatigue ralentissait ses jambes, et peut-être que sans cette main posée sur son épaule, il serait tombé, lui aussi, bras et jambes repliés, au bord de la piste.

Il y avait toujours de nouvelles montagnes à l’horizon, le plateau de pierres et de sable semblait sans fin, comme la mer. Chaque soir, le guerrier aveugle disait à Nour, quand il entendait les cris de la halte :

« Est-ce que c’est ici ? Est-ce que nous sommes arrivés ? »

Et puis il disait :

« Dis-moi ce que tu vois. »

Mais Nour répondait simplement :

« Non, ce n’est pas ici. Il n’y a que le désert, nous devons marcher plus loin. »

Maintenant, le désespoir gagnait les hommes. Même les guerriers du désert, les hommes bleus invincibles de Ma el Aïnine étaient fatigués, et leur regard était honteux, comme celui des hommes qui ont cessé de croire.