Quand Ma el Aïnine prit son repas du soir avec ses guerriers, il fit porter un peu de nourriture et du thé pour Nour et pour son compagnon. Le thé surtout leur fit du bien, et Nour pensait qu’il n’avait jamais rien bu de meilleur. Les aliments, et l’eau fraîche du puits étaient comme une lumière dans leur corps, qui leur rendait toute leur force. Nour mangeait le pain en regardant la silhouette assise du vieil homme, enveloppée dans le grand manteau blanc.
De temps en temps, des gens venaient vers le cheikh, pour lui demander sa bénédiction. Lui les recevait, les faisait asseoir à côté de lui, leur offrait une part de son pain, leur parlait. Ils s’en allaient, après avoir baisé un pan de son manteau. C’étaient des hommes nomades du Draa, des bergers en haillons, ou des femmes bleues qui portaient leurs petits-enfants enroulés dans leurs manteaux. Ils voulaient voir le cheikh, pour recevoir un peu de force, un peu d’espoir, pour qu’il calme les plaies de leur corps.
Plus tard, dans la nuit, Nour se réveilla en sursaut. Il vit le guerrier aveugle qui était penché vers lui. La clarté des étoiles faisait luire vaguement son visage plein de souffrance. Comme Nour se reculait, presque effrayé, l’homme dit à voix basse :
« Est-ce qu’il va me rendre la vue ? Est-ce que je pourrai voir à nouveau ? »
« Je ne sais pas », dit Nour.
Le guerrier aveugle gémit et retomba sur le sol, la tête dans la poussière.
Nour regardait autour de lui. Au fond de la vallée, au pied des montagnes, il n’y avait plus un mouvement, plus un bruit. Partout les hommes dormaient, enroulés dans leurs toiles, pour lutter contre le froid. Seul, assis sur son tapis de selle, comme si pour lui la fatigue n’existait pas, Ma el Aïnine était immobile, les yeux fixés sur le paysage nocturne.
Alors, Nour se couchait sur le côté, la joue contre son bras, et il regardait longuement le vieil homme qui priait, et c’était comme s’il partait encore une fois le long d’un rêve interminable, un rêve plus grand que lui, qui le conduisait vers un autre monde.
Chaque jour, quand le soleil se levait, les hommes étaient debout. Ils prenaient leur charge sans rien dire, et les femmes enroulaient les jeunes enfants dans leur dos. Les animaux se redressaient aussi, ils piétinaient le sol en faisant jaillir la première poussière, car c’était l’ordre du vieil homme qui passait en eux, qui montait avec la chaleur du soleil et l’ivresse du vent.
Ils continuaient leur marche vers le nord, à travers les montagnes déchiquetées du Taïssa, le long des défilés brûlants comme les flancs d’un volcan.
Parfois, le soir, quand ils arrivaient devant le puits, des hommes et des femmes bleus, sortis du désert, accouraient vers eux avec des offrandes de dattes, du lait caillé, du pain de mil. Le grand cheikh leur donnait sa bénédiction, car ils avaient conduit leurs petits enfants malades du ventre ou des yeux. Ma el Aïnine les oignait avec un peu de terre mêlée à sa salive, il posait ses mains sur leur front ; puis les femmes s’en allaient, elles retournaient vers le désert rouge, comme elles étaient venues. Parfois aussi, des hommes venaient avec leurs fusils et leurs lances, pour se joindre à la troupe. C’étaient des paysans aux visages rudes, avec des cheveux blonds ou roux et des yeux verts étranges.
De l’autre côté des montagnes la caravane est arrivée à la palmeraie de Taïdalt, là où commencent le fleuve Noun, et la piste de Goulimine. Nour pensait qu’ils pourraient se reposer et boire à satiété, mais la palmeraie était petite, rongée par la sécheresse et par le vent du désert. Les grandes dunes grises avaient mangé l’oasis, et l’eau était couleur de boue. Il n’y avait presque personne dans la palmeraie, seulement quelques vieillards épuisés par la faim. Alors la troupe de Ma el Aïnine est repartie le jour suivant, le long du fleuve desséché, vers Goulimine.
Avant d’arriver à la ville, les troupes des fils de Ma el Aïnine sont parties en avant. Ils sont revenus deux jours plus tard, apportant les mauvaises nouvelles les soldats des Chrétiens avaient débarqué à Sidi Ifni, et ils remontaient eux aussi vers le nord. Larhdaf voulait quand même aller à Goulimine, pour se battre contre les Français et les Espagnols, mais le cheikh lui a montré les hommes qui campaient sur la plaine, et il lui a demandé seulement : « Est-ce que ce sont tes soldats ? » Alors Larhdaf a baissé la tête, et le grand cheikh a donné l’ordre du départ, au large de Goulimine, vers la palmeraie des Aït Boukha, puis à travers les montagnes, jusqu’à la piste de Bou Izakarn, à l’est.
Malgré leur fatigue, les hommes et les femmes ont cheminé pendant des semaines à travers les montagnes rouges, le long des torrents sans eau. Les hommes bleus, les femmes, les bergers avec leurs troupeaux, les chameaux de bât, les cavaliers, tous devaient se faufiler entre les blocs de pierre, trouver un passage sur les éboulis. Comme cela, ils sont arrivés à la ville sainte de Sidi Ahmed ou Moussa, le patron des acrobates et des jongleurs. La caravane s’est installée partout dans la vallée aride. Seuls le cheikh et ses fils, et ceux de la Goudfia sont restés dans l’enceinte du tombeau, tandis que les hommes nobles venaient leur donner acte d’allégeance.
Ce soir-là, il y eut une prière commune, sous le ciel étoilé, et les hommes et les femmes se sont rassemblés autour du tombeau du saint. Près des feux allumés, le silence était seulement interrompu par le crépitement des branches sèches, et Nour voyait la silhouette légère du cheikh accroupi par terre, en train de réciter à voix basse la formule du dzikr. Mais ce soir-là, c’était une prière sans cris et sans musique, parce que la mort était trop proche, et que la fatigue avait serré leurs gorges. Il y avait seulement la voix très douce, légère comme une fumée, qui chantonnait dans le silence. Nous regardait autour de lui, et il voyait les milliers d’hommes vêtus de leurs manteaux de laine, assis sur la terre, éclairés de loin en loin par les feux. Ils restaient immobiles et silencieux. C’était la prière la plus intense, la plus douloureuse qu’il eût jamais entendue. Aucun ne bougeait, sauf, de temps à autre, une femme qui allaitait son enfant pour l’endormir, ou un vieillard qui toussait. Dans la vallée aux murs hauts, il n’y avait pas un souffle d’air, et les feux brûlaient très droit et très fort. La nuit était belle et glacée, emplie d’étoiles. Puis la lueur de la lune venait à l’horizon, au-dessus des falaises noires, et le disque d’argent, absolument rond, montait heure par heure vers le zénith.
Le cheikh a prié toute la nuit, tandis que les feux s’éteignaient, les uns après les autres. Les hommes, accablés de fatigue, se couchaient là où ils étaient pour dormir. Nour ne s’était éloigné que deux ou trois fois, pour aller uriner derrière les broussailles, au fond de la vallée. Il ne pouvait pas dormir, comme si la fièvre brûlait son corps. Près de lui, son père, sa mère et ses sœurs s’étaient assoupis, enveloppés dans leurs manteaux, et le guerrier aveugle dormait aussi, la tête sur la terre froide.
Nour continuait à regarder le vieil homme assis près du tombeau blanc, en train de chanter doucement, dans le silence de la nuit, comme s’il berçait un enfant.
Au lever du jour, la caravane est repartie, accompagnée des Aït ou Moussa et des montagnards venus d’Ilirh, de Tafermit, les Ida Gougmar, les Ifrane, les Tirhmi, tous ceux qui voulaient suivre Ma el Aïnine dans sa guerre pour le royaume de Dieu.
Il y a eu encore beaucoup de jours à travers les montagnes désertes, le long des ravins et des torrents desséchés. Chaque jour la brûlure du soleil recommençait, la soif, l’éblouissement du ciel trop blanc, les rochers trop rouges, la poussière qui suffoquait les bêtes et les hommes. Nour ne se souvenait plus de ce qu’était la terre quand on était immobile. Il ne se souvenait plus des puits, quand les femmes vont puiser l’eau dans leurs jarres, et qu’elles parlent comme les oiseaux. Il ne se souvenait plus de la chanson des bergers qui laissent les troupeaux s’égarer, ni des jeux des enfants, dans le sable des dunes. C’était comme s’il avait marché depuis toujours, voyant sans cesse des collines identiques, des ravins, des rochers rouges. Par moments, il aurait tellement voulu s’asseoir sur une pierre, n’importe quelle pierre au bord de la piste, et regarder partir la longue caravane, les silhouettes noires des hommes et des chameaux dans l’air tremblant, comme si ç’avait été un mirage en train de se dissoudre. Mais la main du guerrier aveugle ne lâchait pas son épaule, elle le poussait en avant, elle l’obligeait à marcher.