Quand ils arrivaient en vue d’un village, ils s’arrêtaient. Le nom du village courait d’homme à homme, bourdonnait sur toutes les lèvres : « Tirhmi, Anezi, Assaka, Asserssif… » Ils longeaient maintenant une vraie rivière, où coulait un filet d’eau.
Les rives étaient peuplées d’acacias blancs et d’aganiers. Puis ils marchaient sur une immense plaine de sable, blanche comme le sel, où la lumière du soleil aveuglait.
Un soir, tandis que la caravane s’installait pour la nuit, une troupe de guerriers est arrivée au nord, accompagnant un homme à cheval, vêtu d’un grand manteau blanc.
C’était le grand cheikh Lahoussine qui venait apporter l’aide de ses guerriers, et distribuer de la nourriture pour les voyageurs. Alors, les hommes ont compris que le voyage touchait à sa fin, car on arrivait dans la vallée du grand fleuve Souss, là où il y aurait de l’eau et des pâturages pour les bêtes, et de la terre pour tous les hommes.
Lorsque la nouvelle s’est répandue parmi les voyageurs, Nour a senti encore une fois l’impression du vide et de la mort, comme avant de partir de Smara. Les gens allaient et venaient en courant dans la poussière, ils jetaient des cris, ils s’interpellaient : « Nous sommes arrivés ! Nous sommes arrivés ! » Le guerrier aveugle serrait très fort l’épaule de Nour, et il criait, lui aussi : « Nous sommes arrivés ! »
Mais ce n’est que le surlendemain qu’ils sont arrivés dans la vallée du grand fleuve, devant la ville de Taroudant. Pendant des heures, ils ont remonté le cours de la rivière, marchant dans les minces filets d’eau qui coulaient sur les galets rouges. Malgré l’eau du fleuve, les rives étaient sèches et nues, et la terre était dure, cuite par le soleil et par le vent.
Nour marchait sur les galets de la rivière, entraînant le guerrier aveugle. Malgré le feu du soleil, l’eau était glacée. Quelques arbustes maigres avaient poussé au milieu de la rivière, sur les îlots de galets. Il y avait aussi les grands troncs blancs que les crues avaient apportés de la montagne.
Nour avait oublié déjà l’impression de mort. Il était heureux parce qu’il pensait, lui aussi, que c’était la fin du voyage, que c’était ici la terre que Ma el Aïnine leur avait promise, avant de quitter Smara.
L’air chaud était chargé d’odeurs, car c’était le début du printemps. Nour respirait cette odeur pour la première fois. Au-dessus des cours d’eau, des insectes dansaient, des guêpes, des mouches légères. Il y avait si longtemps que Nour n’avait pas vu d’animaux qu’il était heureux de voir ces mouches et ces guêpes. Même quand un taon le piqua tout à coup à travers ses vêtements, il ne se mit pas en colère, et se contenta de le chasser de la main.
De l’autre côté de la rivière Souss, accotée à la montagne rouge, il y avait cette grande ville aux maisons de boue, qui se dressait comme une vision céleste. Irréelle, comme suspendue dans la lumière du soleil, la ville semblait attendre les hommes du désert, pour leur offrir le refuge. Jamais Nour n’avait vu une ville aussi belle. Les hauts murs de pierre rouge et de boue, sans fenêtres, resplendissaient dans la lumière du couchant. Un halo de poussière flottait au-dessus de la ville comme du pollen, l’entourait de son nuage magique.
Les voyageurs se sont arrêtés dans la vallée, en contrebas de la ville ; et ils l’ont regardée longtemps, avec amour et crainte à la fois. Maintenant, pour la première fois depuis le commencement de leur voyage, ils sentaient combien ils étaient las, leurs vêtements en lambeaux, leurs pieds enveloppés de chiffons sanglants, leurs lèvres et leurs paupières brûlées par le soleil du désert. Ils étaient assis sur les galets du fleuve, et certains avaient dressé leurs tentes, ou bien avaient construit des abris de branches et de feuilles. Comme s’il ressentait lui aussi la crainte de la foule, Ma el Aïnine s’était arrêté avec ses fils et ses guerriers, sur la rive du fleuve.
Maintenant on dressait les grandes tentes des chefs de tribu, on déchargeait les chameaux de bât. La nuit est venue sur les remparts de la ville, le ciel s’est éteint, et la terre rouge est devenue sombre. Seuls, les hauts sommets de l’Atlas, le mont Tichka, le mont Tinergouet, couverts de givre, luisaient encore au soleil quand la vallée était déjà dans la nuit. On entendait l’appel pour la prière du soir, dans la ville ; une voix qui résonnait étrangement comme une plainte. Sur les galets du fleuve, les voyageurs se prosternaient et priaient eux aussi, sans élever la voix, avec le bruit doux de l’eau qui coulait.
C’est au matin que Nour fut ébloui. Il avait dormi d’une traite, sans ressentir les cailloux qui meurtrissaient ses côtes, ni le froid et l’humidité de la rivière. Quand il s’éveilla, il vit la brume qui descendait lentement le long de la vallée, comme si la lumière du jour la poussait devant elle. Sur le lit du fleuve, au milieu des hommes endormis, les femmes marchaient déjà pour puiser l’eau, ou pour ramasser quelques brindilles. Les enfants cherchaient les crevettes sous les pierres plates.
Mais c’est en regardant la ville que Nour était émerveillé. Dans l’air pur de l’aurore, au pied des montagnes, la ville de Taroudant dressait sa forteresse. Ses murs de pierre rouge, ses terrasses, ses tours étaient nets et précis, semblaient avoir été sculptés dans le roc même de la montagne. La brume blanche passait par instants entre le lit du fleuve et la ville, la cachait à demi, comme si la citadelle flottait au-dessus de la vallée, sorte de vaisseau de terre et de pierre qui glissait lentement devant les îles des montagnes neigeuses.
Nour regardait cela, sans pouvoir détourner son regard. Les hautes murailles sans fenêtres fascinaient ses yeux. Il y avait quelque chose de mystérieux et de menaçant dans ces murs, comme si ce n’étaient pas des hommes qui vivaient là, mais des esprits surnaturels. Lentement la lumière apparaissait dans le ciel, rose, puis couleur d’ambre, comme cela, jusqu’à ce que le bleu éclatant soit partout. La lumière crépitait sur les murs de boue, sur les terrasses, sur les jardins d’orangers et sur les grands palmiers. Plus bas, les terrains arides, traversés par les acéquias, étaient d’un rouge presque violacé.
Immobile sur la plage au milieu des hommes du désert, dans le silence, Nour regardait la ville magique qui s’éveillait. Les fumées légères montaient dans l’air, et on entendait, presque irréels, les bruits familiers de la vie, les voix, les rires des enfants, le chant d’une jeune femme.
Pour les hommes du désert, immobiles sur le lit de la rivière, ces fumées, ces bruits semblaient immatériels, comme s’ils étaient en train de rêver cette ville fortifiée au flanc de la montagne, ces champs, ces palmiers, ces orangers.
Maintenant, le soleil était haut dans le ciel, brûlant déjà les cailloux du lit de la rivière. Une odeur étrange venait jusqu’au campement des nomades, et Nour avait de la peine à la reconnaître. Ce n’était pas l’odeur aigre et froide des jours de fuite et de peur, cette odeur qu’il respirait depuis si longtemps à travers le désert. C’était une odeur de musc et d’huile, puissante, enivrante, l’odeur des braseros où brûle le charbon de cèdre, l’odeur de la coriandre, du poivre, de l’oignon.