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« Tu as l’intention de travailler en France ? »

« Oui », dit Lalla.

« Quel travail ? »

« Je ne sais pas. »

« Employée de maison. » Le policier dit cela, et il l’écrit sur sa feuille. Lalla ramasse sa valise, et elle va attendre avec les autres, dans la grande salle aux murs gris où brille la lumière électrique. Il n’y a rien pour s’asseoir, et malgré le froid de la pluie, au-dehors, il fait une chaleur suffocante dans la salle. Les enfants les plus jeunes se sont endormis dans les bras de leur mère, ou bien par terre, couchés sur des vêtements. Ce sont les enfants plus âgés qui se plaignent maintenant. Lalla a soif, sa gorge est sèche, ses yeux brûlent de fièvre. Elle est trop lasse pour penser à quoi que ce soit. Elle attend, le dos appuyé au mur, debout sur une jambe, puis sur l’autre. De l’autre côté de la salle, devant la barrière des policiers, il y a la jeune femme très pâle au regard vide, qui tient son minuscule bébé dans ses bras. Elle est debout devant le bureau de l’inspecteur, l’air hagard, sans rien dire. Le policier lui parle longuement, montre les papiers à l’interprète de la Croix-Rouge Internationale. Il y a quelque chose qui cloche. Le policier pose des questions, que l’interprète répète à la jeune femme, mais elle les regarde sans avoir l’air de comprendre. Ils ne veulent pas la laisser passer. Lalla regarde la jeune femme si pâle qui tient son bébé. Elle le serre si fort dans ses bras qu’il se réveille un peu et se met à crier, puis se calme quand sa mère, d’un geste rapide, a dégagé son sein et le lui a donné à sucer. Le policier a l’air embarrassé. Il se tourne, cherche des yeux autour de lui. Son regard rencontre celui Lalla qui s’est approchée. Le policier lui fait signe de venir.

« Est-ce que tu parles sa langue ? »

« Je ne sais pas », dit Lalla.

Lalla dit quelques mots de chleuh, et la jeune femme la regarde un moment, puis elle lui répond.

« Dis-lui que ses papiers ne sont pas en règle, il manque l’autorisation pour le bébé. »

Lalla essaie de traduire la phrase. Elle croit que la jeune femme n’a pas compris, puis tout d’un coup, celle-ci s’affaisse et se met à pleurer. Le policier dit encore quelques mots, et l’interprète de la Croix-Rouge Internationale relève tant bien que mal la femme et l’emmène vers le fond de la salle, là où il y a deux ou trois fauteuils de skaï.

Lalla est triste, parce qu’elle comprend que la jeune femme devra reprendre le bateau en sens inverse, avec son bébé malade. Mais elle est trop fatiguée elle-même pour y penser très fort, et elle retourne s’appuyer contre le mur près de sa valise. Il y a, en haut du mur, à l’autre bout de la salle, une pendule avec des chiffres écrits sur des volets. Chaque minute, un volet tourne en claquant. Les gens ne parlent plus, à présent. Ils attendent, assis par terre, ou debout contre le mur, le regard fixe, le visage tendu, comme si à chaque claquement la porte du fond allait s’ouvrir et les laisser partir.

Enfin, après un temps si long que personne n’espérait plus rien, les hommes de la Croix-Rouge Internationale traversent la grande salle. Ils ouvrent la porte du fond, et ils recommencent l’appel des enfants. La rumeur des voix reprend, les gens se massent près de la sortie. Lalla, sa valise de carton à la main, tend le cou pour voir par-dessus les autres, elle attend qu’on appelle son nom avec tant d’impatience que ses jambes se mettent à trembler. Quand l’homme de la Croix-Rouge dit son nom, il fait comme un aboiement et Lalla ne comprend pas. Alors il répète en criant :

« Hawa ! Hawa ben Hawa ! »

Lalla court, sa valise brinquebalant au bout de son bras elle traverse la foule. Elle s’arrête devant la porte pendant que l’homme vérifie son étiquette, puis elle sort dehors d’un bond, comme si on la poussait dans le dos. Il y a tellement de clarté au-dehors, après ces heures passées, dans la grande salle grise, que Lalla titube, prise di vertige. Elle avance entre les rangées de femmes et d’hommes, sans les voir, elle va droit devant elle, au hasard, jusqu’à ce qu’elle sente quelqu’un qui la prend par le bras, la serre, l’embrasse. Aamma l’entraîne vers la sortie des quais, vers la ville.

Aamma habite seule dans un appartement de la vieille ville, près du port, au dernier étage d’une maison qui s’écroule. Il y a juste une pièce avec un divan, et une chambre obscure avec un lit pliant, et une cuisine. Les fenêtres de l’appartement donnent sur une cour intérieure, mais on voit bien le ciel au-dessus des toits de tuile. Le matin, jusqu’à midi, il y a même un peu de soleil qui entre par les deux fenêtres de la chambre où il y a le divan. Aamma dit à Lalla qu’elle a eu beaucoup de chance de trouver cet appartement, et aussi beaucoup de chance de trouver ce travail de cuisinière à la cantine de l’Hôpital. Quand elle est arrivée à Marseille, il y a plusieurs mois, elle a d’abord logé dans un meublé, dans la banlieue, où elles étaient cinq femmes par chambre, avec la police qui venait chaque matin, et les bagarres dans la rue. Il y a même deux hommes qui se sont battus à coups de couteau, et Aamma a dû s’enfuir en laissant une valise, parce qu’elle a eu peur d’être amenée à la police, puis expulsée.

Aamma a l’air bien contente de revoir Lalla, après tout ce temps. Elle ne lui pose pas de questions sur ce qui s’est passé, quand elle s’est enfuie dans le désert avec le Hartani, et quand on l’a conduite à l’hôpital de la ville, parce qu’elle était en train de mourir de soif et de fièvre. Le Hartani, lui, a continué sa route tout seul, vers le sud, vers les caravanes, parce que c’était cela qu’il devait faire depuis toujours. Aamma a beaucoup vieilli en quelques mois. Elle a un visage maigre et fatigué, un teint gris, et ses yeux sont cernés d’un cercle bistre. Le soir, quand elle revient de son travail, tandis qu’elle mange des biscuits et qu’elle boit du thé à la menthe, elle raconte son voyage en auto à travers l’Espagne, avec d’autres femmes et d’autres hommes qui allaient chercher du travail. Pendant des jours ils ont roulé sur les routes, ils ont traversé des villes, franchi des montagnes, des fleuves. Et un jour, le conducteur de l’auto a montré une ville où il y avait beaucoup de maisons de brique, toutes pareilles, avec des toits noirs. Il a dit, voilà, on est arrivés. Aamma est descendue avec les autres, et, comme tout le voyage avait été payé d’avance, ils ont pris leurs affaires et ils ont commencé à marcher dans les rues de la ville. Mais quand Aamma a montré l’enveloppe où il y avait le nom et l’adresse du frère de Naman, les gens se sont mis à rire, et ils lui ont dit qu’elle n’était pas à Marseille, mais à Paris. Alors, elle a dû prendre le train et voyager encore toute la nuit avant d’arriver.

Quand Lalla entend cette histoire, ça la fait bien rire, parce qu’elle imagine les passagers de l’auto marchant dans les rues de Paris en croyant être à Marseille.

Cette ville est vraiment très grande. Lalla n’avait jamais pensé qu’il pouvait y avoir tant de gens vivant au même endroit. Depuis qu’elle est arrivée, elle occupe ses journées à marcher à travers la ville, du sud au nord, et de l’est à l’ouest. Elle ne connaît pas les noms des rues, elle ne sait pas où elle va. Tantôt elle suit les quais, en regardant la silhouette des cargos ; tantôt elle remonte les grandes avenues, vers le centre de la ville, ou bien elle suit le dédale des ruelles de la vieille ville, elle monte les escaliers, elle va de place en place, d’église en église, jusqu’à la grande esplanade d’où on voit le château fort au-dessus de la mer. Ou bien encore elle va s’asseoir sur les bancs des jardins, elle regarde les pigeons qui marchent dans les allées poussiéreuses. Il y a tellement de rues, tellement de maisons, de magasins, de fenêtres, d’autos cela fait tourner la tête, et le bruit, et l’odeur de l’essence brûlée enivrent et donnent mal à la tête. Lalla ne parle pas aux gens. Elle s’assoit quelquefois sur les marches des églises, bien cachée dans son manteau de laine marron, et elle regarde passer les passants. Il y a des hommes qui la regardent, puis qui s’arrêtent au coin d’une rue et qui font semblant de fumer en la surveillant. Mais Lalla sait disparaître très vite, elle a appris cela du Hartani ; elle traverse deux ou trois rues, un magasin, elle se faufile entre les autos arrêtées, et personne ne peut la suivre.