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Aamma voudrait qu’elle travaille avec elle à l’Hôpital, mais Lalla est trop jeune, il faut être majeur. Et puis c’est difficile de trouver du travail.

Quelques jours après son arrivée, elle est allée voir le frère du vieux Naman, qui s’appelle Asaph, mais les gens ici l’appellent Joseph. Il a une épicerie dans la rue des Chapeliers, pas très loin de la gendarmerie. Il a eu l’air content de voir Lalla, et il l’a embrassée en parlant de son frère, mais Lalla s’est tout de suite méfiée de lui. Il ne ressemble pas du tout à Naman. Il est petit, presque chauve, avec de vilains yeux gris-vert globuleux, et un sourire qui ne dit rien de bon. Quand il a su que Lalla cherchait du travail, ses yeux se sont mis à briller et il est devenu nerveux. Il a dit à Lalla que justement il avait besoin d’une jeune fille pour l’aider à tenir l’épicerie, pour ranger, nettoyer, et peut-être même tenir la caisse. Mais quand il parlait de cela, tout le temps il regardait le ventre et les seins de Lalla, avec ses vilains yeux humides, alors elle a dit qu’elle reviendrait demain, et elle est partie tout de suite. Comme elle n’est pas retournée, c’est lui qui est venu un soir chez Aamma. Mais Lalla est sortie dès qu’elle l’a vu, et elle a fait une longue promenade dans les ruelles de la vieille ville, en se faisant aussi invisible qu’une ombre, jusqu’à ce qu’elle soit sûre que l’épicier était rentré chez lui.

C’est un pays étrange, cette ville, avec tous ces gens, parce qu’ils ne font pas réellement attention à vous si vous ne vous montrez pas. Lalla a appris à glisser silencieusement le long des murs, dans les escaliers. Elle connaît tous les endroits d’où l’on peut voir sans être vu, les cachettes derrière les arbres, dans les grands parkings pleins de voitures, dans les coins de portes, dans les terrains vagues. Même au milieu des avenues très droites où il y a un flot continu d’hommes et d’autos qui avance, qui descend, Lalla sait qu’elle peut devenir invisible. Au début, elle était encore toute marquée par le soleil brûlant du désert, et ses cheveux longs, noirs et bouclés, étaient tout pleins d’étincelles de soleil. Alors les gens la regardaient avec étonnement, comme si elle venait d’une autre planète. Mais maintenant, les mois ont passé, et Lalla s’est transformée. Elle a coupé ses cheveux court, ils sont ternes, presque gris. Dans l’ombre des ruelles, dans le froid humide de l’appartement d’Aamma, la peau de Lalla s’est ternie aussi, elle est devenue pâle et grise. Et puis il y a ce manteau marron qu’elle a trouvé chez un fripier juif, près de la Cathédrale. Il descend presque jusqu’à ses chevilles, il a des manches trop longues et des épaules qui tombent, et surtout il est fait d’une sorte de tapis de laine, usé et lustré par le temps, couleur muraille, couleur vieux papier ; quand Lalla met son manteau, elle a réellement le sentiment de devenir invisible.

Maintenant, elle a appris le nom des rues, en écoutant parler les gens. Ce sont des noms étranges, si étranges qu’elle les récite parfois à mi-voix, tandis qu’elle marche entre les maisons :

« La Major

La Tourette

Place de Lenche

Rue du Petit-Puits

Place Vivaux

Place Sadi-Carnot

La Tarasque

Impasse des Muettes

Rue du Cheval

Cours Belsunce »

Il y a tant de rues, tant de noms ! Chaque jour, Lalla sort avant que sa tante soit réveillée, elle met un vieux morceau de pain dans la poche de son manteau marron, et elle commence à marcher, à marcher, d’abord en faisant des cercles autour du Panier, jusqu’à ce qu’elle arrive à la mer, par la rue de la Prison, avec le soleil qui éclaire les murs de l’Hôtel de Ville. Elle s’assoit un moment, pour regarder passer les autos, mais pas trop longtemps parce que les policiers viendraient lui demander ce qu’elle fait là.

Ensuite elle continue vers le nord, elle remonte les grandes avenues bruyantes, la Canebière, le boulevard Dugommier, le boulevard d’Athènes. Il y a des gens de tous les pays du monde, qui parlent toutes sortes de langues ; des gens très noirs, aux yeux étroits, vêtus de longues robes blanches et de babouches de plastique. Il y a des gens du Nord, aux cheveux et aux yeux pâles, des soldats, des marins, puis aussi des hommes d’affaires corpulents qui marchent vite en portant de drôles de petits cartables noirs.

Là aussi, Lalla aime bien s’asseoir, dans une encoignure de porte, pour regarder tous ces gens qui vont, qui viennent, qui marchent, qui courent. Quand il y a beaucoup de monde, personne ne fait attention à elle. Peut-être qu’ils croient qu’elle est comme eux, qu’elle attend quelqu’un, quelque chose, ou bien qu’ils la prennent pour une mendiante.

Dans les quartiers où il y a du monde, il y a beaucoup de gens pauvres, et ce sont eux surtout que Lalla regarde. Elle voit des femmes en haillons, très pâles malgré le soleil, qui tiennent par la main de tous petits enfants. Elle voit des hommes vieux, vêtus de longs manteaux rapiécés, des ivrognes aux yeux troubles, des clochards, des étrangers qui ont faim, qui portent des valises de carton et des sacs de provisions vides. Elle voit des enfants seuls, le visage sali, les cheveux hérissés, vêtus de vieux vêtements trop grands pour leurs corps maigres ; ils marchent vite comme s’ils allaient quelque part, et leur regard est fuyant et laid comme celui des chiens perdus. De sa cachette, derrière les autos arrêtées, ou bien dans l’ombre d’une porte cochère, Lalla regarde tous ces gens qui ont l’air égaré, qui marchent comme s’ils étaient dans un demi-sommeil. Ses yeux sombres brillent étrangement tandis qu’elle les regarde, et à cet instant-là, il y a peut-être un peu de la grande lumière du désert qui vient sur eux, mais c’est à peine s’ils la sentent, sans savoir d’où elle vient. Peut-être qu’ils ressentent un frisson fugitif, mais ils s’en vont vite, ils se perdent dans la foule inconnue.

Certains jours elle s’en va très loin, elle marche si longtemps à travers les rues que ses jambes lui font mal, et qu’elle doit s’asseoir sur le bord du trottoir pour se reposer. Elle va vers l’est, le long de la grande avenue bordée d’arbres, où roulent beaucoup d’autos et de camions, puis à travers les collines, au fond des vallons. Ce sont des quartiers où il y a beaucoup de terrains vagues, des immeubles grands comme des falaises, tout blancs, avec des milliers de petites fenêtres identiques ; plus loin, il y a des villas entourées de lauriers et d’orangers, avec un chien méchant qui court le long du grillage en aboyant de toutes ses forces. Il y a aussi beaucoup de chats errants, maigres, hérissés qui habitent en haut des murs et sous les autos arrêtées.

Lalla marche encore, au hasard, en suivant les routes. Elle traverse les quartiers lointains, où serpentent des canaux pleins de moustiques, elle entre dans le cimetière grand comme une ville, avec ses rangées de pierres grises et de croix rouillées. Elle monte tout à fait en haut des collines, si loin qu’on voit à peine la mer, comme une tache bleu sale entre les cubes des immeubles. Il y a une brume étrange qui flotte au-dessus de la ville, un grand nuage gris, rose et jaune où la lumière s’affaiblit. Le soleil descend déjà du côté de l’ouest, et Lalla sent la fatigue qui envahit son corps, le sommeil. Elle regarde au loin la ville qui scintille, elle entend son bruit de moteur, les trains qui roulent, qui entrent dans les trous noirs des tunnels. Elle n’a pas peur, et pourtant quelque chose tourne en elle, comme un vertige, comme un vent. C’est peut-être le chergui, le vent du désert qui arrive jusqu’ici, qui a traversé toute la mer, qui a franchi les montagnes, les villes, les routes, et qui arrive ? C’est difficile de savoir. Il y a tellement de forces, ici, tellement de bruits, de mouvements, et le vent s’est peut-être perdu dans les rues, dans les escaliers, sur les esplanades.