Lalla regarde un avion qui monte lentement dans le ciel pâle en faisant un bruit de tonnerre. Il vire au-dessus de la ville, il passe devant le soleil qu’il éteint une fraction de seconde, et il s’en va vers la mer, il devient de plus en plus petit. Lalla le regarde de toutes ses forces, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un point imperceptible. Peut-être qu’il va voler au-dessus du désert, là-bas, par-dessus les étendues de sable et de pierres, là où marche le Hartani ?
Alors Lalla s’en va, elle aussi. Les jambes un peu molles, elle redescend vers la ville.
Il y a aussi quelque chose que Lalla aime bien faire : elle va s’asseoir sur les marches des grands escaliers, devant la gare, et elle regarde les voyageurs qui montent et qui descendent. Il y a ceux qui arrivent tout essoufflés, avec des yeux fatigués, des cheveux décoiffés, et qui descendent les escaliers en titubant dans la lumière. Il y a ceux qui s’en vont, qui se hâtent, parce qu’ils ont peur de rater leur train ; ils montent les marches deux par deux, et leurs valises et leurs sacs cognent leurs jambes, et leurs yeux sont fixes, ils regardent droit vers l’entrée de la gare.
Ils butent sur les dernières marches, ils s’interpellent de peur de se perdre.
Lalla aime bien rester près de la gare. Là, c’est comme si la grande ville n’était pas encore tout à fait finie, comme s’il y avait encore ce grand trou par lequel les gens continuaient d’arriver et de partir. Souvent, elle pense qu’elle aimerait bien s’en aller, monter dans un train qui part vers le nord, avec tous ces noms de pays qui attirent et qui effraient un peu, Irun, Bordeaux, Amsterdam, Lyon, Dijon, Paris, Calais. Quand elle a un peu d’argent, Lalla entre dans la gare, elle achète un coca-cola à la buvette et un ticket de quai. Elle entre dans le grand hall des départs, et elle va se promener sur tous les quais, devant les trains qui viennent d’arriver ou qui vont partir. Quelquefois même elle monte dans un wagon, et elle s’assoit un instant sur la banquette de moleskine verte. Les gens arrivent, les uns après les autres, ils s’installent dans le compartiment, ils demandent même : « C’est libre ? » et Lalla fait un petit signe de la tête. Puis, quand le haut-parleur annonce que le train va partir, Lalla descend du wagon en vitesse, elle saute sur le quai.
La gare, c’est aussi un des endroits où on peut voir sans être vu, parce qu’il y a trop d’agitation et de hâte pour qu’on fasse attention à qui que ce soit. Il y a des gens de toutes sortes dans la gare, des méchants, des violents à la tête cramoisie, des gens qui crient à tue-tête ; il y a des gens très tristes et très pauvres aussi, des vieux perdus, qui cherchent avec angoisse le quai d’où part leur train, des femmes qui ont trop d’enfants et qui clopinent avec leur cargaison le long des wagons trop hauts. Il y a tous ceux que la pauvreté a conduits ici, les Noirs débarqués des bateaux, en route vers les pays froids, vêtus de chemisettes bariolées, avec pour tout bagage un sac de plage ; les Nord-Africains, sombres, couverts de vieilles vestes, coiffés de bonnets de montagne ou de casquettes à oreillettes ; des Turcs, des Espagnols, des Grecs, tous l’air inquiet et fatigué, errant sur les quais dans le vent, se cognant les uns aux autres au milieu de la foule des voyageurs indifférents et des militaires goguenards.
Lalla les regarde, à peine cachée entre la cabine du téléphone et le panneau d’affichage. Elle est bien enfoncée dans l’ombre, son visage couleur de cuivre protégé par le col de son manteau. Mais de temps en temps, son cœur bat plus vite, et ses yeux jettent un éclat de lumière, comme le reflet du soleil sur les pierres du désert. Elle regarde ceux qui s’en vont vers d’autres villes, vers la faim, le froid, le malheur, ceux qui vont être humiliés, qui vont vivre dans la solitude. Ils passent, un peu courbés, les yeux vides, les vêtements déjà usés par les nuits à coucher par terre, pareils à des soldats vaincus.
Ils vont vers les villes noires, vers les ciels bas, vers les fumées, vers le froid, la maladie qui déchire la poitrine. Ils vont vers leurs cités dans les terrains de boue, en contrebas des autoroutes, vers les chambres creusées dans la terre, pareilles à des tombeaux, entourées de hauts murs et de grillages. Peut-être qu’ils ne reviendront pas, ces hommes, ces femmes, qui passent comme des fantômes, en traînant leurs bagages et leurs enfants trop lourds, peut-être qu’ils vont mourir dans ces pays qu’ils ne connaissent pas, loin de leurs villages, loin de leurs familles ? Ils vont dans ces pays étrangers qui vont prendre leur vie, qui vont les broyer et les dévorer. Lalla reste immobile dans son coin d’ombre, et sa vue se brouille, parce que c’est cela qu’elle pense. Elle voudrait tant s’en aller, marcher à travers les rues de la ville jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de maisons, plus de jardins, même plus de routes, ni de rivage, mais un sentier, comme autrefois, qui irait en s’amenuisant jusqu’au désert.
La nuit tombe sur la ville. Les lumières s’allument dans les rues, autour de la gare, sur les pylônes de fer, et les grandes barres rouges, blanches, vertes, au-dessus des cafés et des cinémas. Dans les rues sombres, Lalla marche sans faire de bruit, elle glisse au ras des murs. Les hommes ont des visages effrayants quand vient la nuit, et qu’ils sont à demi éclairés par les réverbères. Leurs yeux brillent durement, le bruit de leurs pas résonne dans les couloirs, sous les portes cochères. Lalla marche vite maintenant, comme si elle essayait de s’enfuir. Par moments, un homme la suit, cherche à venir près d’elle, à la prendre par le bras ; alors Lalla se cache derrière une auto, puis elle disparaît. Elle recommence à glisser comme une ombre, elle tourne dans les rues de la vieille ville, jusqu’au Panier, là où vit Aamma. Elle monte, l’escalier sans lumière, pour qu’on ne voie pas où elle est entrée. Elle cogne légèrement à la porte, et quand elle entend la voix de sa tante, elle dit son nom, avec soulagement.
Ce sont les journées de Lalla, ici, dans la grande ville de Marseille, le long de toutes ces rues, avec tous ces hommes et toutes ces femmes qu’elle ne pourra jamais connaître.
Il y a beaucoup de mendiants. Les premiers temps, quand elle venait d’arriver, Lalla était très étonnée. Maintenant, elle s’est habituée. Mais elle n’oublie pas de les voir, comme la plupart des gens de la ville, qui font juste un petit détour pour ne pas marcher sur eux, ou bien même qui les enjambent, quand ils sont pressés.
Radicz est un mendiant. C’est comme cela qu’elle l’a connu, en marchant dans les grandes avenues près de la gare. Un jour, elle est sortie tôt du Panier, et il faisait encore nuit, parce que c’était l’hiver. Il n’y avait pas grand monde dans les ruelles et dans les escaliers de la vieille ville, et la grande avenue, au-dessous de l’Hôtel-Dieu, était encore déserte, avec juste des camions qui circulaient avec leurs phares allumés, et quelques hommes et quelques femmes sur leurs cyclomoteurs, emmitouflés dans leurs par-dessus.
C’est là qu’elle a vu Radicz. Il était assis tassé dans une encoignure de porte, il s’abritait comme il pouvait du vent et de la pluie fine. Il avait l’air d’avoir très froid, et quand Lalla est arrivée près de lui, il l’a regardée avec un drôle de regard, pas du tout comme les garçons d’habitude quand ils voient une fille. Il l’a regardée sans baisser les yeux, et on ne pouvait pas lire grand-chose dans son regard, comme dans les yeux des animaux.