Lalla s’est arrêtée devant lui, elle lui a demandé : « Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’as pas froid ? »
Le garçon a secoué la tête sans sourire. Puis il a tendu la main.
« Donne-moi quelque chose. »
Lalla n’avait rien qu’un morceau de pain et une orange qu’elle avait emportés pour son déjeuner. Elle les a donnés au garçon. Il a pris l’orange brusquement, sans dire merci, et il a commencé à la manger.
C’est comme cela que Lalla a fait sa connaissance. Ensuite elle l’a revu souvent, dans les rues, près de la gare, ou bien dans le grand escalier quand le temps le permettait. Il reste assis pendant des heures, à regarder droit devant lui, sans faire attention aux gens. Mais il aime bien Lalla, peut-être à cause de l’orange. Il lui a dit qu’il s’appelait Radicz, il a même écrit le nom par terre avec une brindille, mais il a eu l’air étonné quand Lalla lui a dit qu’elle ne savait pas lire.
Il a de beaux cheveux très noirs et raides, et la peau cuivrée. Il a des yeux verts, et une petite moustache comme une ombre au-dessus de ses lèvres. Il a surtout un beau sourire parfois, qui fait briller ses incisives très blanches. Il porte un petit anneau à l’oreille gauche, et il prétend que c’est de l’or. Mais il est pauvrement vêtu, avec un vieux pantalon taché et déchiré, des tas de vieux tricots enfilés les uns par-dessus les autres, et un veston d’homme trop grand pour lui. Il est pieds nus dans des chaussures de cuir noir.
Lalla aime bien le voir, au hasard, dans la rue, parce qu’il n’est jamais tout à fait le même. Il y a des jours où ses yeux sont tristes et voilés, comme s’il était perdu dans un rêve, et que rien ne pouvait l’en sortir. D’autres jours, il est gai et ses yeux brillent ; il raconte toutes sortes d’histoires absurdes qu’il invente au fur et à mesure, et il se met à rire longtemps, sans bruit, et Lalla ne peut pas faire autrement que rire avec lui.
Lalla aimerait bien qu’il vienne la voir dans la maison de sa tante, mais elle n’ose pas, parce que Radicz est un gitan, et cela ne plairait sûrement pas à Aamma. Lui, il ne vit pas au Panier, ni même dans le voisinage. Il vit très loin, quelque part à l’ouest, près de la voie ferrée, là où il y a de grands terrains vagues et des cuves d’essence, et des cheminées qui brûlent jour et nuit. C’est lui qui l’a dit, mais il ne parle jamais très longtemps de sa maison, ni de sa famille. Simplement, il dit qu’il habite trop loin pour venir tous les jours, et quand il vient, il dort dehors plutôt que de rentrer chez lui. Ça lui est égal, il dit qu’il connaît de bonnes cachettes, où on n’a pas froid, où on ne sent pas le vent et où personne, vraiment personne ne pourrait le trouver.
Par exemple, il y a les dessous d’escaliers, dans les bâtiments délabrés des douanes. Il y a un trou, juste de la taille d’un enfant, et on se faufile là-dedans, et on bouche l’entrée avec un morceau de carton. Ou bien il y a les cabanes à outils, dans les chantiers, ou les camionnettes bâchées. Radicz connaît bien toutes ces choses-là.
La plupart du temps, c’est autour de la gare qu’on peut le trouver. Quand il fait beau, et que le soleil est bien chaud, il s’assoit sur les marches du grand escalier, et Lalla vient à côté de lui. Ensemble ils regardent passer les gens. Quelquefois, Radicz a repéré quelqu’un, il dit à Lalla : « Tu vas voir. » Il va droit vers le voyageur qui sort de la gare, un peu éberlué par la lumière, et il lui demande une pièce. Comme il a un beau sourire et aussi quelque chose de triste dans les yeux, le voyageur s’arrête, fouille dans ses poches. Ce sont plutôt les hommes d’une trentaine d’années, bien habillés, sans trop de bagages, qui donnent à Radicz. Avec les femmes, c’est plus compliqué, elles veulent poser des questions, et Radicz n’aime pas cela.
Aussi, quand il voit une jeune femme qui a l’air bien, il pousse Lalla, il lui dit :
« Vas-y, toi, demande-lui. »
Mais Lalla n’ose pas demander de l’argent. Elle a un peu honte. Pourtant, il y a des moments où elle aimerait bien avoir un peu d’argent, pour manger un gâteau, ou pour aller au cinéma.
« C’est la dernière année que je fais cela », dit Radicz.
« L’année prochaine, je partirai, j’irai travailler à Paris. » Lalla lui demande pourquoi.
« L’année prochaine, je serai trop vieux, les gens ne donnent plus rien quand on est trop vieux, ils disent qu’on n’a qu’à travailler. »
Il regarde Lalla un instant, puis il lui demande si elle travaille, et Lalla secoue la tête.
Radicz montre quelqu’un qui passe là-bas, du côté des autobus.
« Lui aussi il travaille avec moi, on a le même patron. »
C’est un jeune Noir très maigre qui a l’air d’une ombre ; il va vers les voyageurs et il essaie de prendre leurs valises, mais ça ne semble pas bien marcher. Radicz hausse les épaules.
« Il ne sait pas y faire. Il s’appelle Baki, je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ça fait rigoler les autres Noirs quand ils disent son nom. Il ne rapporte jamais beaucoup d’argent au patron. »
Comme Lalla le regarde étonnée :
« Ah oui, tu ne sais pas, le patron, c’est un gitan comme moi, il s’appelle Lino, et là où on vit tous, on appelle ça l’hôtel, c’est une grande maison où il y a plein d’enfants, ils travaillent tous pour Lino. »
Il connaît tous les mendiants de la ville par leur nom. Il sait où ils habitent, avec qui ils travaillent, même ceux qui sont plutôt des clochards et qui vivent tout seuls. Il y a les enfants qui travaillent en famille, avec leurs frères et leurs sœurs, et qui chapardent aussi dans les grands magasins et les supermarchés. Les plus petits apprennent à faire le guet, ou bien ils distraient les marchands, ils servent quelquefois de relais. Il y a les femmes surtout, les gitanes vêtues de leurs longues robes à fleurs, le visage voilé de noir, et on ne voit que leurs yeux brillants et noirs comme ceux des oiseaux. Et puis il y a aussi les vieux et les vieilles, les misérables, les affamés, qui s’agrippent aux vestes et aux jupes des bourgeois et ne les lâchent plus en marmonnant des incantations, jusqu’à ce qu’on leur ait donné une petite pièce.
Lalla sent son cœur qui se serre quand elle les voit, ou bien quand elle rencontre une jeune femme laide, avec un petit enfant accroché à son sein, qui mendie au coin de la grande avenue. Elle ne savait pas bien ce qu’était la peur, parce que là-bas, chez le Hartani, il n’y avait que des serpents et des scorpions, à la rigueur les mauvais esprits qui font des gestes d’ombre dans la nuit ; mais ici c’est la peur du vide, de la détresse, de la faim, la peur qui n’a pas de nom et qui semble sourdre des vasistas entrouverts sur les sous-sols affreux, puants, qui semble monter des cours obscures, entrer dans les chambres froides comme des tombes, ou parcourir comme un vent mauvais ces grandes avenues où les hommes sans s’arrêter marchent, marchent, s’en vont, se bousculent, comme cela, sans fin, jour et nuit, pendant des mois, des années, dans le bruit inlassable de leurs chaussures de crêpe, et montent dans l’air lourd leur grondement de paroles, de moteurs, leurs grognements, leurs halètements.
Parfois la tête se met à tourner si fort qu’il faut s’asseoir vite, tout de suite, et Lalla cherche des yeux un point d’appui. Son visage métallique devient gris, ses yeux s’éteignent, elle tombe, très lentement, comme au fond d’un immense puits, sans espoir de se rattraper.