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« Qu’y a-t-il ? Mademoiselle ? Ça va mieux ? Ça va ?… »

La voix crie quelque part, très loin de son oreille, elle sent l’odeur d’ail de l’haleine avant de recouvrer la vue. Elle est à moitié tassée contre un bas de mur. Un homme tient sa main et se penche vers elle.

« … Ça va mieux, ça va mieux… »

Elle arrive à parler, très lentement, ou peut-être qu’elle pense seulement ces mots ?

L’homme l’aide à marcher, l’emmène jusqu’à la terrasse d’un café. Les gens qui s’étaient attroupés s’éloignent, mais Lalla entend quand même la voix d’une femme qui dit avec netteté :

« Elle est enceinte, tout simplement. »

L’homme la fait asseoir à une table. Il se penche toujours vers elle. Il est petit et gros, avec un visage grêlé, une moustache, presque pas de cheveux.

« Vous allez boire quelque chose, cela vous remontera. »

« J’ai faim », dit Lalla. Elle est indifférente à tout, peut-être qu’elle pense qu’elle va mourir.

« J’ai faim. » Elle répète cela lentement.

L’homme, lui, s’affole et bégaye. Il se lève, il court vers le comptoir, il revient bientôt avec un sandwich et un panier de brioches. Lalla ne l’écoute pas ; elle mange vite, d’abord le sandwich, puis toutes les brioches, les unes après les autres. L’homme la regarde manger, et son gros visage est encore tout agité par l’émotion. Il parle par bouffées, puis il s’arrête, de peur de fatiguer Lalla.

« Quand je vous ai vue tomber, comme ça, devant moi, ça, ça m’a fait quelque chose ! C’est la première fois que cela vous arrive ? Je veux dire, c’est terrible, avec tout ce monde, là, dans l’avenue, les gens qui étaient derrière vous ont failli vous marcher dessus, et ils ne se sont même pas arrêtés, c’est — Je m’appelle Paul, Paul Estève, et vous ? Vous parlez français ? Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ? Vous avez assez mangé ? Voulez-vous que j’aille vous chercher encore un sandwich ? »

Son haleine sent fort l’ail, le tabac et le vin, mais Lalla est contente qu’il soit là, elle le trouve gentil et ses yeux brillent un peu. Lui, s’en aperçoit, et il recommence à parler, comme il fait, dans tous les sens, en faisant les questions et les réponses.

« Vous, vous n’avez plus faim ? Vous allez boire un peu ? Du cognac ? Non, il vaut mieux quelque chose de sucré, c’est bon quand on est faible, un coca ? Ou un jus de fruit ? Je ne vous ennuie pas trop ? Vous savez, moi, c’est la première fois que je vois quelqu’un s’évanouir devant moi, comme ça, par terre, et ça — ça m’a fait un choc, vraiment. Je travaille — Je suis employé aux P. et T., voilà, je n’ai pas l’habitude — enfin, je veux dire, peut-être que vous devriez quand même aller voir un médecin, voulez-vous que j’aille téléphoner ? »

Il se lève déjà, mais Lalla secoue la tête, et il se rassoit. Plus tard, elle boit un peu de thé chaud, et sa fatigue se dissipe. Son visage est de nouveau couleur de cuivre, la lumière brille dans ses yeux. Elle se lève, et l’homme l’accompagne jusqu’à la rue.

« Vous — vous êtes sûre que ça va aller maintenant ? Vous pouvez marcher ? »

« Oui, oui, merci », dit Lalla.

Avant de partir, Paul Estève écrit son nom et son adresse sur un bout de papier.

« Si vous avez besoin de quelque chose… »

Il serre la main de Lalla. Il est à peine plus grand qu’elle. Ses yeux bleus sont encore tout embués d’émotion.

« Au revoir », dit Lalla. Et elle s’en va le plus vite qu’elle peut, sans se retourner.

Il y a des chiens, un peu partout. Mais ils ne sont pas comme les mendiants, ils préfèrent vivre au Panier, entre la place de Lenche et la rue du Refuge. Lalla les regarde, quand elle passe, elle fait attention à eux. Ils ont des poils hérissés, ils sont très maigres, mais ils ne ressemblent pas aux chiens sauvages qui volaient les poules et les moutons, autrefois, à la Cité ; ceux-ci sont plus grands et plus forts, et il y a quelque chose de dangereux et de désespéré dans leur aspect. Ils vont vers tous les tas d’ordures, pour manger, ils croquent les vieux os, les têtes de poissons, les débris que leur jettent les bouchers. Il y a un chien que Lalla connaît bien. Il est tous les jours au même endroit, en bas des escaliers, vers la rue qui conduit à la grande église zébrée. Il est tout noir, avec un collier de poils blancs qui descend sur sa poitrine. Il s’appelle Dib, ou Hib, elle ne sait pas bien, mais au fond son nom n’a aucune importance puisqu’il n’a pas vraiment de maître. Lalla a entendu un petit garçon qui l’appelait comme cela dans la rue. Quand il voit Lalla, il a l’air un peu content, et il remue la queue, mais il ne s’approche pas d’elle, et il ne laisse personne s’approcher de lui. Simplement, Lalla lui dit quelques mots, elle lui demande comment ça va, mais sans s’arrêter, juste en passant, et si elle a quelque chose à manger, elle lui en jette un petit morceau.

Tout le monde connaît plus ou moins tout le monde, ici, au Panier. Ce n’est pas comme dans le reste de la ville, où il y a ces flots d’hommes et de femmes qui coulent dans les avenues, en faisant un grand bruit de moteurs et de chaussures. Ici, au Panier, les rues sont courtes, elles tournent, elles débouchent sur d’autres rues, sur des ruelles, des passages, des escaliers, et ça ressemble plutôt à un grand appartement avec des couloirs et des pièces qui s’emboîtent les unes dans les autres. Pourtant, à part le grand chien noir Dib ou Hib, et quelques enfants dont elle ne sait pas les noms, la plupart des gens ne semblent même pas la voir. Lalla glisse sans faire de bruit, elle va d’une rue à l’autre, elle suit la marche du soleil et de la lumière.

Peut-être que les gens ont peur, ici ? Peur de quoi ? C’est difficile à dire, c’est comme s’ils se sentaient surveillés, et qu’ils devaient faire attention à tous leurs gestes, à toutes leurs paroles. Mais personne ne les surveille vraiment. Alors, ça vient peut-être de ce qu’ils parlent tellement de langues différentes ? Il y a les gens d’Afrique du nord, les Maghrébins, Marocains, Algériens, Tunisiens, Mauritaniens, et puis les gens d’Afrique, les Sénégalais, les Maliens, les Dahoméens, et puis les Juifs, qui viennent de partout, mais ne parlent jamais tout à fait la langue de leur pays ; il y a les Portugais, les Espagnols, les Italiens, et aussi des gens étranges, qui ne ressemblent pas aux autres, des Yougoslaves, des Turcs, des Arméniens, des Lithuaniens ; Lalla ne sait pas ce que veulent dire ces noms, mais c’est comme cela qu’on les appelle, ici, et Aamma sait bien tous ces noms. Il y a surtout les gitans, comme ceux qui vivent dans la maison voisine, si nombreux qu’on ne sait jamais si on les a déjà vus, ou s’ils viennent d’arriver ; ils n’aiment pas les Arabes, ni les Espagnols, ni les Yougoslaves ; ils n’aiment personne, parce qu’ils n’ont pas l’habitude de vivre dans un endroit comme le Panier, alors ils sont toujours prêts à se battre, même les jeunes garçons, même les femmes qui, d’après ce que dit Aamma, portent une lame de rasoir à l’intérieur de leur bouche. Quelquefois, la nuit, on est réveillé par le bruit d’une bataille dans les ruelles. Lalla descend les escaliers jusqu’à la rue, et elle voit, à la lumière blême du lampadaire, un homme qui rampe sur le sol en tenant un couteau enfoncé dans sa poitrine. Le lendemain, il y a une longue traînée gluante par terre, où les mouches viennent vrombir.

Quelquefois aussi viennent les gens de la police, ils arrêtent leur grande auto noire en bas des escaliers et ils vont dans les maisons, surtout dans celles où vivent des Arabes et des gitans. Il y a des policiers qui ont un uniforme et une casquette, mais ce ne sont pas ceux-là les plus dangereux ; ce sont les autres, ceux qui sont habillés comme tout le monde, complet veston gris et pull à col roulé. Ils frappent aux portes, très fort parce qu’il faut leur ouvrir tout de suite, et ils entrent dans les appartements sans rien dire, pour voir qui habite là. Chez Aamma, le policier va s’asseoir sur le divan en skaï qui sert de lit à Lalla, et elle pense qu’il va faire un trou, et que ce soir, quand elle se couchera, il y aura encore la marque, là où le gros homme s’est assis.