« Nom ? Prénom ? Nom de la tribu ? Permis de séjour ? Permis de travail ? Nom de l’employeur ? Numéro de sécurité sociale ? Bail, quittance de loyer ? »
Il ne regarde même pas les papiers qu’Aamma lui donne, l’un après l’autre. Il est assis sur le divan, il fume sa gauloise avec l’air de s’ennuyer. Il regarde quand même Lalla qui est debout au garde-à-vous devant la porte de la chambre d’Aamma. Il dit à Aamma :
« C’est ta fille ? »
« Non, c’est ma nièce », dit Aamma.
Il prend tous les papiers et il les examine.
« Où sont ses parents ? »
« Ils sont morts. »
« Ah », dit le policier. Il regarde les papiers comme s’il réfléchissait.
« Elle travaille ? »
« Non, pas encore, Monsieur », dit Aamma ; elle dit « Monsieur » quand elle a peur.
« Mais elle va travailler ici ? »
« Oui, Monsieur, si elle trouve du travail. Ce n’est pas facile de trouver du travail pour une jeune fille. »
« Elle a dix-sept ans ? »
« Oui Monsieur. »
« Il faut faire attention, il y a beaucoup de dangers ici pour une jeune fille de dix-sept ans. »
Aamma ne dit rien. Le policier croit qu’elle n’a pas compris, et il insiste. Il parle lentement, en détachant bien chaque mot, et ses yeux brillent comme si ça l’intéressait davantage, maintenant.
« Fais attention que ta fille ne finisse pas à la rue du Poids de la Farine, hein ? Il y en a beaucoup qui sont là-bas, des filles comme elle, tu comprends ? »
« Oui Monsieur », dit Aamma. Elle n’ose pas répéter que Lalla n’est pas sa fille.
Mais le policier sent le regard dur de Lalla posé sur lui, et cela le met mal à l’aise. Il ne dit plus rien pendant quelques secondes, et le silence devient intolérable. Alors le gros homme éclate, et il recommence, avec une voix rageuse, les yeux tout étrécis de colère :
« Oui, je comprends, oui, on dit ça, et puis un jour ta fille sera sur le trottoir, une putain à dix francs la passe, alors il ne faudra pas venir pleurer et dire que tu ne savais pas, parce que je t’aurai prévenue. »
Il crie presque, les veines de ses tempes gonflées. Aamma reste immobile, paralysée, mais Lalla n’a pas peur du gros homme. Elle le regarde durement, elle avance vers lui et elle lui dit seulement :
« Allez-vous-en. »
Le policier la regarde éberlué, comme si elle avait dit une insulte. Il va ouvrir la bouche, il va se lever, il va gifler Lalla peut-être. Mais le regard de la jeune fille est dur comme du métal, difficile à soutenir. Alors le policier se lève brutalement, et en un instant il est dehors, il dévale l’escalier. Lalla entend claquer la porte qui donne sur la rue. Il est parti.
Aamma pleure, maintenant, la tête entre ses mains, assise sur le divan. Lalla s’approche d’elle, entoure ses épaules, embrasse sa joue pour la consoler.
« Peut-être que je devrai partir d’ici », dit-elle doucement, comme on parle à un enfant. « Si je partais, cela vaudrait peut-être mieux. »
« Non, non », dit Aamma, et elle pleure de plus belle.
La nuit, quand tout est endormi autour d’elle, qu’il n’y a plus que le bruit du vent sur le zinc des toits, et l’eau qui dégoutte quelque part, dans un ruisseau, Lalla reste allongée sur le divan, les yeux ouverts dans la pénombre. Elle pense à la maison de la Cité, là-bas, si loin, quand venait le vent froid de la nuit. Elle pense qu’elle aimerait pousser la porte et être dehors tout de suite, comme autrefois, entourée par la nuit profonde aux milliers d’étoiles. Elle sentirait la terre dure et glacée sous ses pieds nus. Elle entendrait les craquements du froid, les cris des engoulevents, le hululement de la chouette, et les aboiements des chiens sauvages. Elle pense qu’elle marcherait, comme cela, seule dans la nuit, jusqu’aux collines de pierres, au milieu du chant des criquets, ou bien le long du sentier des dunes, guidée par la respiration de la mer.
De toutes ses forces, elle scrute l’ombre, comme si son regard allait pouvoir ouvrir à nouveau le ciel, faire resurgir les figures disparues, les lignes des toits de tôle et de papier goudronné, les murs de planches et de carton, les silhouettes des collines, et eux tous, le vieux Naman, les filles de la fontaine, le Soussi, les fils d’Aamma, et lui surtout, le Hartani, tel qu’il était, immobile dans la chaleur du désert, debout sur une jambe, le corps et le visage enveloppés, sans une parole, sans un signe de colère ou de fatigue ; immobile devant elle, comme s’il attendait la mort, tandis que les hommes de la Croix-Rouge venaient la chercher pour l’emmener. Elle veut le voir aussi, celui qu’elle appelait Es Ser, le Secret, celui dont le regard venait de loin et l’enveloppait, la pénétrait comme la lumière du soleil.
Mais peuvent-ils venir jusqu’ici, de l’autre côté de la mer, de l’autre côté de tout ?
Peuvent-ils trouver leur chemin au milieu de toutes ces routes, trouver la porte au milieu de toutes ces portes ? L’ombre reste opaque, le vide est grand, si grand, dans la chambre, que cela tourne et creuse un entonnoir devant le corps de Lalla, et la bouche du vertige s’applique sur elle et l’attire en avant. De toutes ses forces, elle s’agrippe au divan, elle résiste, son corps tendu à se rompre. Elle voudrait crier, hurler, pour rompre le silence, arracher le poids de la nuit. Mais sa gorge serrée ne laisse passer aucun son, et sa respiration ne peut se faire qu’au prix d’un effort douloureux, en sifflant comme une vapeur. Pendant des minutes, des heures peut-être, elle lutte, tout son corps pris par cette crampe. Enfin, d’un coup, tandis que la première lueur de l’aube apparaît dans la cour de l’immeuble, Lalla sent le tourbillon se défaire, s’éloigner. Son corps retombe sur le divan, mou et informe. Elle pense à l’enfant qu’elle porte en elle, et pour la première fois elle ressent l’angoisse d’avoir fait mal à quelqu’un qui dépend d’elle. Elle place ses deux mains de chaque côté de son ventre, jusqu’à ce que la chaleur soit profonde. Elle pleure longtemps, sans faire de bruit, à petits sanglots calmes, comme on respire.
Ils sont prisonniers du Panier. Peut-être qu’ils ne le savent pas vraiment. Peut-être qu’ils croient qu’ils pourront s’en aller, un jour, aller ailleurs, retourner dans leurs villages des montagnes et des vallées boueuses, retrouver ceux qu’ils ont laissés, les parents, les enfants, les amis. Mais c’est impossible. Les rues étroites aux vieux murs décrépis, les appartements sombres, les chambres humides et froides où l’air gris pèse sur la poitrine, les ateliers étouffants où les filles travaillent devant leurs machines à faire des pantalons et des robes, les salles d’hôpital, les chantiers, les routes où explose le fracas des marteaux pneumatiques, tout les tient, les enserre, les fait prisonniers, et ils ne pourront pas se libérer.
Maintenant Lalla a trouvé du travail. Elle est femme de ménage à l’hôtel Sainte-Blanche, à l’entrée de la vieille ville, vers le nord, pas très loin de la grande avenue où elle a rencontré Radicz pour la première fois. Chaque jour, elle part tôt, avant l’ouverture des magasins. Elle se serre bien dans son manteau marron à cause du froid, et elle traverse toute la vieille ville, elle marche le long des ruelles sombres, elle monte les escaliers où l’eau sale coule de marche en marche. Il n’y a pas grand monde dehors, seulement quelques chiens au poil hérissé, qui cherchent des débris dans les tas d’ordures. Lalla garde dans sa poche un morceau de vieux pain, parce qu’on ne lui donne pas à manger à l’hôtel ; quelquefois elle le partage avec le vieux chien noir, celui qu’on appelle Dib, ou Hib. Dès qu’elle arrive, le patron de l’hôtel lui donne un seau et un balai brosse pour qu’elle lave les escaliers, bien qu’ils soient si sales que Lalla pense que c’est peine perdue. Le patron est un homme pas très vieux, mais avec un visage jaune et des yeux bouffis comme s’il ne dormait pas assez. L’hôtel Sainte-Blanche est une maison de trois étages, à moitié en ruine, dont le rez-de-chaussée est occupé par un magasin de pompes funèbres. La première fois que Lalla est entrée là, elle a eu peur, et elle a failli s’en aller tout de suite, tellement c’était sale, froid et malodorant. Mais maintenant elle s’y est habituée. C’est comme l’appartement d’Aamma, ou comme le quartier du Panier, c’est une question d’habitude. Il faut simplement fermer la bouche et respirer lentement, à petits coups, pour ne pas laisser entrer à l’intérieur de son corps l’odeur de la pauvreté, de la maladie et de la mort qui règne ici, dans ces escaliers, dans ces corridors, dans ces recoins où vivent les araignées et les blattes.