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Le patron de l’hôtel est un Grec, ou un Turc, Lalla ne sait pas bien. Quand il a donné le seau et le balai brosse, il retourne se coucher dans sa chambre, au premier étage, là où la porte est vitrée pour qu’il puisse surveiller de son lit qui entre et qui sort. L’hôtel n’est habité que par des gens minables, des pauvres, des hommes uniquement. Ce sont des Nord-Africains qui travaillent sur les chantiers, des Noirs antillais, des Espagnols aussi, qui n’ont pas de famille, pas de maison, et qui logent là en attendant de trouver mieux. Mais ils s’y habituent et ils y restent, et souvent ils retournent dans leur pays sans avoir rien trouvé, parce que les logements sont chers et que personne ne veut d’eux dans la ville. Alors ils vivent dans l’hôtel Sainte-Blanche, à deux ou trois par chambre, sans se connaître. Chaque matin, quand ils s’en vont à leur travail, ils frappent à la porte vitrée du patron, et ils paient la nuit d’avance.

Quand elle a fini de frotter avec le balai brosse les marches crasseuses de l’escalier et le linoléum collant des couloirs, Lalla nettoie les W.C. et l’unique salle de douches avec la brosse du balai brosse, bien que là encore, la couche de crasse soit telle que les poils durs de la brosse n’arrivent même pas à l’entamer. Ensuite elle fait les chambres ; elle vide les cendriers et elle balaie les miettes et la poussière. Le patron lui donne son passe-partout et elle va de chambre en chambre. Il n’y a plus personne dans l’hôtel. Les chambres sont vite faites, parce que les hommes qui vivent là sont très pauvres, et qu’ils n’ont pratiquement rien à eux. Il y a juste les valises en carton, les sacs de plastique qui contiennent le linge sale, un bout de savon dans du papier journal. Quelquefois il y a des photos dans une pochette sur la table ; Lalla regarde un moment les visages incertains sur le papier glacé, visages doux d’enfants, de femmes, à demi effacés, comme à travers un brouillard : Il y a des lettres aussi, parfois, dans de grosses enveloppes ; ou bien des clés, des porte-monnaie vides, des souvenirs achetés dans les bazars, près du vieux port, des jouets en plastique pour les enfants qu’on voit sur les photos floues. Lalla regarde tout cela un long moment, elle tient ces objets entre ses mains mouillées, elle regarde ces trésors précaires comme si elle rêvait à demi, comme si elle allait pouvoir entrer dans l’univers des photos troubles, retrouver le son des voix, des rires, entrevoir la lumière des sourires. Puis cela s’en va d’un coup, et elle continue à balayer les chambres, à enlever les miettes laissées par les repas rapides des hommes, à restaurer l’anonymat triste et gris que les objets et les photos avaient un instant troublé. Quelquefois, sur un lit ouvert, Lalla trouve un magazine plein de photos obscènes, de femmes nues aux cuisses écartées, aux seins obèses gonflés comme d’énormes oranges ; de femmes aux lèvres peintes en rouge clair, au regard lourd taché de bleu et de vert, aux chevelures blondes et rousses. Les pages du magazine sont froissées, collées de sperme, les photos sont salies et usées comme si elles avaient été traînées dans la rue sous les pas des gens. Lalla regarde le magazine un bon moment aussi, et son cœur se met à battre plus vite, d’angoisse et de malaise ; puis elle repose le magazine sur le lit fait, après avoir bien lissé les pages et avoir remis la couverture en ordre, comme si c’était aussi un souvenir précieux.

Tout le temps où elle travaille dans les escaliers et dans les chambres, Lalla ne voit personne. Elle ne connaît pas le visage des hommes qui vivent à l’hôtel, et eux, quand ils partent le matin pour leur travail, sont pressés et passent devant elle sans la voir. D’ailleurs Lalla est habillée pour qu’on ne la voie pas. Sous son manteau marron, elle met une robe grise d’Aamma, qui descend presque jusqu’à ses chevilles. Elle noue un grand foulard autour de sa tête, et ses pieds sont chaussés de sandales de caoutchouc noir. Dans les couloirs sombres de l’hôtel, sur le linoléum couleur de lie de vin, et devant les portes tachées, elle est une silhouette à peine visible, grise et noire, pareille à un tas de chiffons. Les seuls qui la connaissent ici, ce sont le patron de l’hôtel, et le veilleur de nuit qui reste jusqu’au matin, un Algérien grand et très maigre, avec un visage dur et de beaux yeux verts comme ceux de Naman le pêcheur. Lui salue toujours Lalla, en français, et il lui dit quelques mots gentils ; comme il parle toujours très cérémonieusement avec sa voix grave, Lalla lui répond avec un sourire. Il est peut-être le seul ici qui se soit aperçu que Lalla est une jeune fille, le seul qui ait vu sous l’ombre de ses chiffons son beau visage couleur de cuivre et ses yeux pleins de lumière. Pour les autres, c’est comme si elle n’existait pas.

Quand elle a fini son travail à l’hôtel Sainte-Blanche, le soleil est encore haut dans le ciel. Alors Lalla descend la grande avenue, vers la mer. À ce moment-là, elle ne pense plus à rien d’autre, comme si elle avait tout oublié. Dans l’avenue, sur les trottoirs, la foule se presse toujours, toujours vers l’inconnu. Il y a des hommes aux lunettes qui miroitent, qui se hâtent à grandes enjambées, il y a des pauvres vêtus de costumes élimés, qui vont en sens inverse, les yeux aux aguets comme des renards. Il y a des groupes de jeunes filles habillées avec des vêtements collants, qui marchent en faisant claquer leurs talons, comme ceci : Kra-kab, kra-kab, kra-kab. Les autos, les motos, les cyclos, les camions, les autocars vont à toute vitesse, vers la mer, ou vers le haut de la ville, tous chargés d’hommes et de femmes aux visages identiques. Lalla marche sur le trottoir, elle voit tout cela, ces mouvements, ces formes, ces éclats de lumière, et tout cela entre en elle et fait un tourbillon. Elle a faim, son corps est fatigué par le travail de l’hôtel, mais pourtant elle a envie de marcher encore, pour voir davantage de lumière, pour chasser toute l’ombre qui est restée au fond d’elle. Le vent glacé de l’hiver souffle par rafales le long de l’avenue, soulève les poussières et les vieilles feuilles de journaux. Lalla ferme à demi les yeux, elle avance, un peu penchée en avant, comme autrefois dans le désert, vers la source de lumière, là-bas, au bout de l’avenue.

Quand elle arrive au port, elle sent une sorte d’ivresse en elle, et elle titube au bord du trottoir. Ici le vent tourbillonne en liberté, chasse devant lui l’eau du port, fait claquer les agrès des bateaux. La lumière vient d’encore plus loin, au-delà de l’horizon, tout à fait au sud, et Lalla marche le long des quais, vers la mer. Le bruit des hommes et des moteurs tourne autour d’elle, mais elle n’y fait plus attention. Tantôt en courant, tantôt en marchant, elle va vers la grande église zébrée, puis, plus loin encore, elle entre dans la zone abandonnée des quais, là où le vent soulève des trombes de poussière de ciment.