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Ici, tout d’un coup, c’est le silence, comme si elle était vraiment arrivée dans le désert. Devant elle, il y a l’étendue blanche des quais où la lumière du soleil brille avec force. Lalla marche lentement, le long des silhouettes des grands cargos, sous les grues métalliques, entre les rangées de containers rouges. Il n’y a pas d’hommes ici, ni de moteurs d’auto, rien que la pierre blanche et le ciment, et l’eau sombre des bassins. Alors elle choisit une place, entre deux rangées de chargements recouverts d’une bâche bleue, et elle s’assoit à l’abri du vent pour manger du pain et du fromage, en regardant l’eau du port. Parfois, de grands oiseaux de mer passent en glapissant, et Lalla pense à sa place entre les dunes, et à l’oiseau blanc qui était un prince de la mer. Elle partage son pain avec les mouettes, mais il y a aussi quelques pigeons qui viennent. Ici tout est calme, jamais personne ne vient la trouver. Il y a bien de temps en temps un pêcheur qui va le long du quai, sa gaule à la main, à la recherche d’un endroit qui serait bon pour les sars ; mais c’est à peine s’il regarde Lalla du coin de l’œil, et il s’en va vers le fond du port. Ou bien un enfant qui marche les mains dans les poches, qui joue tout seul à donner des coups de pied dans une boîte de conserve rouillée.

Lalla sent le soleil la pénétrer, l’emplir peu à peu, chasser tout ce qu’il y a de noir et de triste au fond d’elle. Elle ne pense plus à la maison d’Aamma, aux cours noires où dégoulinent les lessives. Elle ne pense plus à l’hôtel Sainte-Blanche, ni même à toutes ces rues, avenues, boulevards où les gens marchent et grondent sans arrêt. Elle devient comme un morceau de rocher, couvert de lichen et de mousse, immobile, sans pensée, dilatée par la chaleur du soleil. Quelquefois même elle s’endort, appuyée contre la bâche bleue, les genoux sous le menton, et elle rêve qu’elle glisse dans un bateau sur la mer plate, jusque de l’autre côté du monde.

Les grands cargos glissent lentement sur les bassins noirs. Ils vont vers la porte du port, ils vont chercher la mer. Lalla s’amuse à les suivre en courant le long des quais, le plus loin qu’elle peut. Elle ne peut pas lire leurs noms, mais elle regarde leurs drapeaux, elle regarde les taches de rouille sur leurs coques, et leurs gros mâts de charge repliés comme des antennes, et leurs cheminées sur lesquelles il y a des dessins d’étoiles, de croix, de carrés, de soleils. Devant les cargos, le bateau pilote avance en se dandinant comme un insecte, et quand les cargos entrent dans la haute mer, ils font marcher leur sirène, juste une fois ou deux, comme cela, pour dire au revoir.

L’eau du port est belle aussi, et Lalla s’installe souvent, le dos contre un bollard, les jambes pendant au-dessus de l’eau. Elle regarde les taches de pétrole irisées qui font et défont leurs nuages, et toutes les choses bizarres qui dérivent à la surface, les bouteilles de bière, les peaux d’orange, les sacs de plastique, les bouts de bois et de corde, et cette sorte de mousse brune qui vient on ne sait d’où, qui s’effile comme une bave le long des quais. Quand un bateau passe, il y a le clapotis de son sillage qui avance en s’écartant, en cognant contre les quais. Le vent souffle de temps en temps très fort, fait des rides sur les bassins, des frissons, trouble les reflets des cargos.

Certains jours d’hiver, quand il y a beaucoup de soleil, Radicz le mendiant vient voir Lalla. Il marche lentement le long des quais, mais Lalla le reconnaît de loin, elle sort de sa cachette entre les bâches et elle siffle entre ses doigts, comme autrefois les bergers dans le pays du Hartani. Le garçon arrive en courant, il s’assoit à côté d’elle au bord du quai, et ils restent un moment sans rien dire, à regarder l’eau du port.

Puis le jeune garçon montre à Lalla quelque chose qu’elle n’avait jamais remarqué : à la surface de l’eau noire, il y a de petites explosions silencieuses qui font des ondes. D’abord Lalla regarde en l’air, parce qu’elle croit que ce sont des gouttes de pluie. Mais le ciel est bleu. Alors, elle comprend : ce sont des bulles qui viennent du fond, et qui éclatent à la surface de l’eau. Ensemble ils s’amusent à regarder les explosions des bulles :

« Là ! Là !… Encore, encore ! »

« Là, regarde ! »

« Et là !… »

D’où viennent ces bulles ? Radicz dit que ce sont les poissons qui respirent, mais Lalla pense que ce sont plutôt les plantes, et elle pense à ces herbes mystérieuses qui bougent lentement au fond du port.

Après cela, Radicz sort sa boîte d’allumettes. Il dit que c’est pour fumer, mais en réalité ce n’est pas fumer qu’il aime ; ce qui lui plaît, c’est brûler les allumettes. Quand il a un peu d’argent à lui, Radicz va dans un bureau de tabac et il achète une grosse boîte d’allumettes, sur laquelle on voit une gitane qui danse. Il va s’asseoir dans un coin tranquille, et il gratte ses allumettes, l’une après l’autre. Il fait ça très vite, juste pour le plaisir de voir la petite tête rouge qui s’embrase en faisant son bruit de fusée, et ensuite la belle flamme orange qui danse au bout du petit bâton de bois, à l’abri dans le creux de ses mains.

Sur le port, il y a beaucoup de vent, et Lalla doit faire comme une tente en écartant les pans de son manteau, et elle sent la chaleur âcre du phosphore qui pique ses narines. Chaque fois que Radicz craque une allumette, tous les deux ils rient très fort, et ils essaient de prendre le petit bout de bois à tour de rôle. Radicz montre à Lalla comment on fait brûler toute l’allumette, en léchant le bout de ses doigts et en prenant le bout carbonisé. Ça fait un petit chuintement quand Lalla prend l’allumette par le charbon encore rouge, et ça brûle son pouce et son index, mais ça n’est pas une brûlure désagréable ; elle regarde la flamme qui dévore toute l’allumette, et le charbon qui se tord comme s’il était vivant.

Ensuite ils fument, une cigarette pour deux, le dos appuyé contre la bâche bleue, et le regard dans le vague, du côté de l’eau sombre du port et du ciel couleur de poussière de ciment.

« Tu as quel âge ? » demande Radicz.

« Dix-sept ans, mais j’aurai bientôt dix-huit », dit Lalla.

« Moi je vais avoir quatorze ans le mois prochain », dit Radicz.

Il réfléchit un peu, les sourcils froncés.

« Tu as déjà… couché avec un homme ? »

Lalla est surprise par la question.

« Non, enfin oui, pourquoi ? »

Radicz est tellement préoccupé qu’il en oublie de donner la cigarette à Lalla ; il tire bouffée sur bouffée, sans avaler la fumée.

« Moi je n’ai pas fait ça », dit-il.

« Pas fait quoi ? »

« Je n’ai pas couché avec une femme. »

« Tu es trop jeune. »

« Ce n’est pas vrai ! » dit Radicz. Il s’énerve et bégaie un peu. « Ce n’est pas vrai ! Moi, mes amis ils ont tous fait ça, et il y en a même qui ont une femme à eux, et ils se moquent de moi, ils disent que je suis pédé, parce que je n’ai pas de femme. »

Il réfléchit encore, en fumant sa cigarette.

« Mais ça m’est égal ce qu’ils disent. Moi je crois que ça n’est pas bien de coucher avec une femme, comme ça, juste pour — pour faire le malin, pour rigoler. C’est comme les cigarettes. Tu sais, je ne fume jamais devant les autres, là-bas, à l’hôtel, alors ils croient que je n’ai jamais fumé et ça les fait rigoler aussi. Mais c’est parce qu’ils ne savent pas, mais moi, ça m’est égal, je préfère qu’ils ne sachent pas. »