Maintenant il donne à nouveau la cigarette à Lalla. Le mégot est presque entièrement consumé. Lalla prend juste une bouffée, puis elle l’écrase par terre, sur le quai.
« Tu sais que je vais avoir un bébé ? »
Elle ne sait pas bien pourquoi elle a dit cela à Radicz. Lui la regarde un bon moment sans rien répondre. Il y a quelque chose de sombre dans ses yeux, mais tout d’un coup, cela s’éclaire.
« C’est bien », dit-il sérieusement. « C’est bien, je suis bien content. »
Il est si content qu’il ne peut plus rester assis. Il se lève. Il marche devant l’eau, puis il revient vers Lalla.
« Tu viendras me voir là-bas, là où j’habite ? »
« Si tu veux », dit Lalla.
« Tu sais, c’est loin, il faut prendre l’autocar, et puis marcher longtemps, vers les réservoirs. Quand tu voudras, on ira ensemble, parce qu’autrement tu te perdrais. »
Il s’en va en courant. Le soleil est descendu maintenant il n’est plus très loin de la ligne des grands immeubles qu’on voit à l’autre bout des quais. Les cargos sont toujours immobiles, pareils à de grandes falaises rouillées, et les vols des mouettes passent devant eux lentement, dansent au-dessus des mâts.
Il y a des jours où Lalla entend les bruits de la peur. Elle ne sait pas bien ce que c’est, comme des coups lourds frappés sur des plaques de tôle, et aussi une rumeur sourde qui ne vient pas par les oreilles, mais par la plante des pieds et qui résonne à l’intérieur de son corps. C’est la solitude, peut-être, et la faim aussi, la faim de douceur, de lumière, de chansons, la faim de tout.
Dès qu’elle franchit la porte de l’hôtel Sainte-Blanche, après avoir fini son travail, Lalla sent la lumière trop claire du ciel qui tombe sur elle, qui la fait trébucher. Elle enfonce le plus qu’elle peut sa tête dans le col de son manteau marron, elle couvre ses cheveux jusqu’aux sourcils avec le foulard gris d’Aamma, mais la blancheur du ciel l’atteint toujours, et aussi le vide des rues. C’est comme une nausée, qui monte du centre de son ventre, qui vient dans sa gorge, qui emplit sa bouche d’amertume. Lalla s’assoit vite, n’importe où, sans chercher à comprendre, sans se soucier des gens qui la regardent, parce qu’elle a peur de s’évanouir encore une fois. Elle résiste de toutes ses forces, elle essaie de calmer les battements de son cœur, les mouvements de ses entrailles. Elle met ses deux mains sur son ventre, pour que la chaleur douce de ses paumes traverse sa robe, entre en elle, jusqu’à l’enfant. C’est comme cela qu’elle se soignait autrefois, quand venaient les terribles douleurs, au bas de son ventre, comme une bête qui rongeait par l’intérieur. Puis elle se berce un peu, d’avant en arrière, comme cela, assise sur le rebord du trottoir à côté des autos arrêtées.
Les gens passent devant elle sans s’arrêter. Ils ralentissent un peu, comme s’ils allaient venir vers elle, mais quand Lalla relève la tête, il y a tant de souffrance dans ses yeux qu’ils s’en vont vite, parce que ça leur fait peur.
Au bout d’un moment, la douleur s’amenuise sous les mains de Lalla. Elle peut respirer de nouveau, plus librement. Malgré le vent froid, elle est couverte de suent, et sa robe mouillée colle à son dos. C’est peut-être le bruit de la peur, le bruit qu’on n’entend pas avec les oreilles, mais qu’on entend avec les pieds et tout le corps, qui vide les rues de la ville.
Lalla remonte vers la vieille ville, elle gravit lentement les marches de l’escalier défoncé où coule l’égout qui sent fort. En haut de l’escalier, elle tourne à gauche, puis elle marche dans la rue du Bon-Jésus. Sur les vieux mut, lépreux, il y a des signes écrits à la craie, des lettres et des dessins incompréhensibles, à demi effacés. Par terre, il a plusieurs taches rouges comme le sang, où rôdent des mouches. La couleur rouge résonne dans la tête de Lalla, fait un bruit de sirène, un sifflement qui creuse un trou, vide son esprit. Lentement, avec effort, Lalla enjambe uni première tache, une deuxième, une troisième. Il y a de drôles de choses blanches mêlées aux taches rouges, comme des cartilages, des os brisés, de la peau, et la sirène résonne encore plus fort dans la tête de Lalla. Elle essaie de courir le long de la rue en pente, mais les pierres sont humides et glissantes, surtout quand on a des sandales de caoutchouc. Rue du Timon, il y a encore des signes écrits à la craie sur les vieux murs, des mots, peut être des noms ? Puis une femme nue, aux seins pareils a des yeux, et Lalla pense au journal obscène déplié sur le lit défait, dans la chambre d’hôtel. Plus loin, c’est un phallus énorme dessiné à la craie sur une vieille porte, comme un masque grotesque.
Lalla continue à marcher, en respirant avec peine. La sueur coule toujours sur son front, le long de son dos, mouille ses reins, pique ses aisselles. Il n’y a personne dans les rues à cette heure-là, seulement quelques chiens au poil hérissé, qui rongent leurs os en grognant. Les fenêtres au ras du sol sont fermées par des grillages, des barreaux. Plus haut, les volets sont tirés, les maisons semblent abandonnées. Il y a un froid de mort qui sort des bouches des soupirails, des caves, des fenêtres noires. C’est comme une haleine de mort qui souffle le long des rues, qui emplit les recoins pourris au bas des murs. Où aller ? Lalla avance lentement de nouveau, elle tourne encore une fois à droite, vers le mur de la vieille maison. Lalla a toujours un peu peur, quand elle voit ces grandes fenêtres garnies de barreaux, parce qu’elle croit que c’est une prison où les gens sont morts autrefois : on dit même que la nuit, parfois, on entend les gémissements des prisonniers derrière les barreaux des fenêtres. Elle descend maintenant le long de la rue des Pistoles, toujours déserte, et par la traverse de la Charité, pour voir, à travers le portail de pierre grise, l’étrange dôme rose qu’elle aime bien. Certains jours elle s’assoit sur le seuil d’une maison, et elle reste là à regarder très longtemps le dôme qui ressemble à un nuage, et elle oublie tout, jusqu’à ce qu’une femme vienne lui demander ce qu’elle fait là et l’oblige à s’en aller.
Mais aujourd’hui, même le dôme rose lui fait peur, comme s’il y avait une menace derrière ses fenêtres étroites, ou comme si c’était un tombeau. Sans se retourner, elle s’en va vite, elle redescend vers la mer, le long des rues silencieuses. Le vent qui passe par rafales fait claquer le linge, de grands draps blancs aux bords effilochés, des vêtements d’enfant, d’homme, des lingeries bleues et roses de femme ; Lalla ne veut pas les regarder, parce qu’ils montrent des corps invisibles, des jambes, des bras, des poitrines, comme des dépouilles sans tête. Elle longe la rue Rodillat, et là aussi il y a ces fenêtres basses, couvertes de grillage, fermées de barreaux, où les hommes et les enfants sont prisonniers. Lalla entend par moments les bribes de phrases, les bruits de vaisselle ou de cuisine, ou bien la musique nasillarde, et elle pense à tous ceux qui sont prisonniers, dans ces chambres obscures et froides, avec les blattes et les rats, tous ceux qui ne verront plus la lumière, qui ne respireront plus le vent.
Là, derrière cette fenêtre aux carreaux fêlés et noircis, il y a cette grosse femme impotente, qui vit seule avec deux chats maigres, et qui parle toujours de son jardin, de ses roses, de ses arbres, de son grand citronnier qui donne les plus beaux fruits du monde, elle qui n’a rien qu’un réduit froid et noir, et ses deux chats aveugles. Ici, c’est la maison d’Ibrahim, un vieux soldat oranais qui s’est battu contre les Allemands, contre les Turcs, contre les Serbes, là-bas, dans des endroits dont il répète les noms inlassablement, quand Lalla les lui demande : Salonique, Varna, Bjala. Mais est-ce qu’il ne va pas mourir, lui aussi, pris au piège de sa maison lépreuse où l’escalier sombre et glissant manque de le faire tomber à chaque marche, où les murs pèsent sur sa poitrine maigre comme un manteau mouillé ? Là, encore, l’Espagnole qui a six enfants, qui dorment tous dans la même chambre à la fenêtre étroite, ou qui errent dans le quartier du Panier, vêtus de haillons, pâles, toujours affamés. Là, dans cette maison où court une lézarde, aux murs qui semblent humides d’une sueur mauvaise, le couple malade, qui tousse si fort que Lalla sursaute parfois, dans la nuit, comme si elle pouvait réellement les entendre à travers tous les murs. Et le ménage étranger, lui italien, elle grecque, et l’homme est ivre chaque soir, et chaque soir il frappe sa femme à grands coups de poing sur la tête, comme cela, sans même se mettre en colère, seulement parce qu’elle est là et qu’elle le regarde avec ses yeux larmoyants dans son visage bouffi de fatigue. Lalla hait cet homme, elle serre les dents quand elle pense à lui, mais elle a peur aussi de cette ivresse tranquille et désespérée, et de la soumission de cette femme, car c’est cela qui apparaît dans chaque pierre et dans chaque tache des rues maudites de cette ville, dans chaque signe écrit sur les murs du Panier.