Partout il y a la faim, la peur, la pauvreté froide, comme de vieux habits usés et humides, comme de vieux visages flétris et déchus.
Rue du Panier, rue du Bouleau, traverse Boussenoue, toujours les mêmes murs lépreux, le haut des immeubles qu’effleure la lumière froide, le bas des murs où croupit l’eau verte, où pourrissent les tas d’ordures. Il n’y a pas de guêpes ici, ni de mouches qui bondissent librement dans l’air où bouge la poussière. Il n’y a que des hommes, des rats, des blattes, tout ce qui vit dans les trous sans lumière, sans air, sans ciel. Lalla tourne dans les rues comme un vieux chien noir au poil hérissé, sans trouver sa place. Elle s’assoit un instant sur les marches des escaliers, près du mur derrière lequel pousse le seul arbre de la ville, un vieux figuier plein d’odeurs. Elle pense un instant à l’arbre qu’elle aimait là-bas, lorsque le vieux Naman allait réparer ses filets en racontant des histoires. Mais elle ne peut pas rester longtemps à la même place, comme les vieux chiens courbaturés. Elle repart à travers le dédale sombre, tandis que la lumière du ciel décline peu à peu. Elle s’assoit encore un moment sur un des bancs de la placette, là où il y a le jardin d’enfants. Il y a des jours où elle aime bien rester là, en regardant les tout-petits qui titubent sur la place, les jambes flageolantes, les bras écartés. Mais maintenant, il n’y a plus que l’ombre, et sur un des bancs, une vieille femme noire dans une grande robe bariolée. Lalla va s’asseoir à côté d’elle, elle essaie de lui parler.
« Vous habitez ici ? »
« D’où est-ce que vous venez ? Quel est votre pays ? »
La vieille femme la regarde sans comprendre, puis elle a peur, et elle voile son visage avec un pan de sa robe bariolée.
Au fond de la place, il y a un mur que Lalla connaît bien. Elle connaît chaque tache du crépi, chaque fissure, chaque coulée de rouille. Tout à fait en haut du mur, il y a les tubes noirs des cheminées, les gouttières. En dessous du toit, de petites fenêtres sans volets aux carreaux sales. En dessous de la chambre de la vieille Ida, du linge pend à une ficelle, raidi par la pluie et par la poussière. En dessous, il y a les fenêtres des gitans. La plupart des carreaux sont cassés, certaines fenêtres n’ont même plus de traverses, elles ne sont plus que des trous noirs béants comme des orbites.
Lalla regarde fixement ces ouvertures sombres, et elle sent encore la présence froide et terrifiante de la mort. Elle frissonne. Il y a un très grand vide sur cette place, un tourbillon de vide et de mort qui naît de ces fenêtres, qui tourne entre les murs des maisons. Sur le banc, à côté d’elle, la vieille mulâtresse ne bouge pas, ne respire pas. Lalla ne voit d’elle que son bras décharné où les veines sont apparentes comme des cordes, et la main aux longs doigts tachés de henné qui maintient le pan de sa robe sur la partie du visage qui est du côté de Lalla.
Peut-être qu’il y a un piège, ici aussi ? Lalla voudrait se lever et s’en aller en courant, mais elle se sent rivée au banc de plastique, comme dans un rêve. La nuit tombe peu à peu sur la ville, l’ombre emplit la place, noie les recoins, les fissures, entre par les fenêtres aux carreaux cassés. Il fait froid maintenant, et Lalla se serre dans son manteau brun, elle remonte le col jusqu’à ses yeux. Mais le froid monte par les semelles en caoutchouc de ses sandales, dans ses jambes, dans ses fesses, dans ses reins. Lalla ferme les yeux pour résister, pour ne plus voir le vide qui tourne sur la place, autour des jeux d’enfants abandonnés, sous les yeux aveugles des fenêtres.
Quand elle rouvre ses yeux, il n’y a plus personne. La vieille mulâtresse à la robe bariolée est partie sans que Lalla s’en rende compte. Curieusement, le ciel et la terre sont moins sombres, comme si la nuit avait reculée.
Lalla recommence à marcher le long des ruelles silencieuses. Elle descend les escaliers, là où le sol est défoncé par les marteaux-piqueurs. Le froid balaye la rue, fait claquer les tôles des cabanes à outils.
Quand elle débouche devant la mer, Lalla voit que le jour n’est pas encore fini. Il y a une grande tache claire au-dessus de la Cathédrale, entre les tours. Lalla traverse l’avenue en courant, sans voir les autos qui foncent, qui klaxonnent et donnent des coups de phares. Elle s’approche lentement du haut parvis, elle monte les marches, elle passe entre les colonnes. Elle se souvient de la première fois qu’elle est venue à la Cathédrale. Elle avait très peur, parce que c’était si grand et abandonné, comme une falaise. Puis c’est Radicz le mendiant qui lui a montré où il passe les nuits, l’été, quand le vent qui vient de la mer est tiède comme un souffle. Il lui a montré l’endroit d’où l’on voit les grands cargos entrer dans le port, la nuit avec leurs feux rouges et verts. Il lui a montré aussi l’endroit d’où l’on peut voir la lune et les étoiles, entre les colonnes du parvis.
Mais ce soir il n’y a personne. La pierre blanche et verte est glacée, le silence pèse, troublé seulement par le froissement lointain des pneus des autos et par les crissements des chauves-souris qui volettent sous la voûte.
Les pigeons dorment déjà, perchés un peu partout sur les corniches, serrés les uns contre les autres.
Lalla s’assoit un moment sur les marches, à l’abri de la balustrade de pierre. Elle regarde le sol taché de guano, et la terre poussiéreuse devant le parvis. Le vent passe avec violence, en sifflant dans les grillages. La solitude est grande ici, comme sur un navire en pleine mer. Elle fait mal, elle serre la gorge et les tempes, elle fait résonner étrangement les bruits, elle fait palpiter les lumières au loin, le long des rues.
Plus tard, quand la nuit est venue, Lalla retourne a l’intérieur de la ville, vers le haut. Elle traverse la place de Lenche, où les hommes se pressent autour des portes des bars, elle prend la montée des Accoules, la main posée sur la double rampe de fer poli qu’elle aime tant. Mais, même ici, l’angoisse ne parvient pas à se dissiper. C’est derrière elle, comme un des grands chiens au poil hérissé, au regard affamé, qui rôde le long des caniveaux à la recherche d’un os à ronger. C’est la faim, sans doute, la faim qui ronge le ventre, qui creuse son vide dans la tête, mais la faim de tout, de tout ce qui est refusé, inaccessible. Il y a si longtemps que les hommes n’ont pas mangé à leur faim, si longtemps qu’ils n’ont pas eu de repos, ni de bonheur, ni d’amour, mais seulement des chambres souterraines, froides, où flotte la vapeur d’angoisse, seulement ces rues obscures où courent les rats, où coulent les eaux pourries, où s’entassent les immondices. Le mal.