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Le cœur battant, Lalla court le long de l’avenue ; elle heurte les gens qui se promènent, qui entrent et sortent des cafés, des cinémas ; des hommes en complet veston, qui viennent de dîner, et qui ont encore le visage tout luisant de l’effort qu’ils ont fait pour trop manger et trop boire ; des garçons parfumés, des couples, des militaires en vadrouille, des étrangers à la peau noire et aux cheveux crépus, qui lui disent des mots qu’elle ne comprend pas, ou qui essaient de l’attraper au passage en riant très fort.

Dans les cafés, il y a une musique qui n’arrête pas de battre, une musique lancinante et sauvage qui résonne sourdement dans la terre, qui vibre à travers le corps, dans le ventre, dans les tympans. C’est toujours la même musique qui sort des cafés et des bars, qui cogne avec la lumière des tubes de néon, avec les couleurs rouges, vertes, orange, sur les murs, sur les tables, sur les visages peints des femmes.

Depuis combien de temps Lalla avance-t-elle au milieu de ces tourbillons, de cette musique ? Elle ne le sait plus. Des heures ; peut-être, des nuits entières, des nuits sans aucun jour pour les interrompre. Elle pense à l’étendue des plateaux de pierres, dans la nuit, aux monticules de cailloux tranchants comme des lames, aux sentiers des lièvres et des vipères sous la lune, et elle regarde autour d’elle, ici, comme si elle allait le voir apparaître. Le Hartani vêtu de son manteau de bure, aux yeux brillants dans son visage très noir, aux gestes longs et lents comme la démarche des antilopes. Mais il n’y a que cette avenue, et encore cette avenue, et ces carrefours pleins de visages, d’yeux, de bouches, ces voix criardes, ces paroles, ces murmures. Ces bruits de moteurs et de klaxons, ces lumières brutales. On ne voit pas le ciel, comme s’il y avait une taie blanche qui recouvrait la terre. Comment pourraient-ils venir jusqu’ici, le Hartani, et lui, le guerrier bleu du désert, Es Ser, le Secret, comme elle l’appelait autrefois ? Ils ne pourraient pas la voir à travers cette taie blanche, qui sépare cette ville du ciel. Ils ne pourraient pas la reconnaître, au milieu de tant de visages, de tant de corps, avec toutes ces autos, ces camions, ces motocyclettes. Ils ne pourraient même pas entendre sa voix, ici, avec tous ces bruits de voix qui parlent dans toutes les langues, avec cette musique qui résonne, qui fait trembler le sol. C’est pour cela que Lalla ne les cherche plus, ne leur parle plus, comme s’ils avaient disparu pour toujours, comme s’ils étaient morts pour elle.

Les mendiants sont là, au cœur même de la ville, dans la nuit. La pluie a cessé de tomber, et la nuit est très blanche, lointaine, allée jusqu’à minuit. Les hommes sont rares. Ils entrent et sortent des cafés et des bars, mais ils s’enfuient en auto à toute vitesse. Lalla tourne à droite, dans la rue étroite qui monte un peu, et elle marche en se dissimulant derrière les autos arrêtées. Sur l’autre trottoir, il y a quelques hommes. Ils sont immobiles, ils ne parlent pas. Ils regardent vers le haut de la rue, l’entrée d’un immeuble sordide, une toute petite porte peinte en vert, à demi ouverte sur un couloir éclairé.

Lalla s’arrête, elle aussi, et elle regarde, cachée derrière une voiture. Son cœur bat vite, et le grand vide de l’angoisse souffle dans la rue. L’immeuble est debout, comme une forteresse sale, avec ses fenêtres sans volets, dont les carreaux sont tapissés de feuilles de papier journal. Certaines fenêtres sont éclairées, d’une mauvaise lumière dure, ou bien d’une drôle de lueur faiblarde, couleur de sang. On dirait un géant immobile, aux dizaines d’yeux qui regardent ou qui dorment, un géant plein de la force du mal, qui va dévorer les petits hommes qui attendent dans la rue. Lalla est si faible qu’elle doit s’appuyer sur la coque de la voiture, en grelottant de tous ses membres.

Le vent du mal souffle dans la rue, c’est lui qui fait le vide sur la ville, la peur, la pauvreté, la faim c’est lui qui creuse ses tourbillons sur les places et qui fait peser le silence dans les chambres solitaires où étouffent les enfants et les vieillards. Lalla le hait, lui, et tous ces géants aux yeux ouverts, qui règnent sur la ville, seulement pour dévorer les hommes et les femmes, les broyer dans son ventre.

Ensuite la petite porte verte de l’immeuble s’ouvre complètement, et maintenant sur le trottoir, en face de Lalla, une femme est immobile. C’est elle que les hommes regardent sans bouger, en fumant des cigarettes. C’est une femme très petite, presque une naine, au corps large, à la tête enflée posée sur ses épaules, sans cou. Mais son visage est enfantin, avec une toute petite bouche couleur cerise, et des yeux très noirs entourés d’un cerne vert. Ce qui étonne le plus en elle, après sa petite taille, ce sont ses cheveux : courts, bouclés, ils sont d’un rouge de cuivre qui étincelle bizarrement à la lumière du couloir derrière elle, et font comme une auréole de flamme sur sa tête de poupée grasse, comme une apparition surnaturelle.

Lalla regarde les cheveux de la petite femme, fascinée, sans bouger, presque sans respirer. Le vent froid souffle avec violence autour d’elle, mais la petite femme reste debout devant l’entrée de l’immeuble, avec ses cheveux qui flamboient sur sa tête. Elle est habillée d’une jupe noire très courte qui montre ses cuisses grasses et blanches, et d’une sorte de pull-over violet décolleté. Elle est chaussée d’escarpins vernis à talons aiguilles très hauts. À cause du froid, elle fait quelques pas sur la place, et le bruit de ses talons résonne dans le vide de la ruelle.

Des hommes s’approchent d’elle, maintenant, en fumant leurs cigarettes. Ce sont des Arabes pour la plupart, aux cheveux très noirs, avec un teint gris que Lalla ne connaît pas, comme s’ils vivaient sous la terre et ne sortaient que la nuit. Ils ne parlent pas. Ils ont l’air brutal, buté, lèvres serrées, regard dur. La petite femme aux cheveux de feu ne les regarde même pas. Elle allume une cigarette à son tour, et elle fume vite, en pivotant sur place. Quand elle tourne le dos, elle semble bossue.

Puis en haut de la ruelle marche une autre femme. Celle-ci est très grande, au contraire, et très forte, déjà vieillie, flétrie par la fatigue et le manque de sommeil. Elle est vêtue d’un grand imperméable en toile cirée bleue, et ses cheveux noirs sont décoiffés par le vent.

Elle descend lentement la rue, en faisant claquer ses chaussures à hauts talons, elle arrive à côté de la naine, et elle s’arrête, elle aussi, devant la porte. Les Arabes s’approchent d’elle, lui parlent. Mais Lalla n’entend pas ce qu’ils disent. L’un après l’autre, ils s’éloignent, et s’arrêtent à distance, les yeux fixés sur les deux femmes immobiles qui fument. Le vent passe par rafales le long de la ruelle, plaque les vêtements sur les corps des femmes, agite leurs cheveux. Il y a tant de haine et de désespoir dans cette ruelle, comme si elle descendait sans fin à travers tous les degrés de l’enfer, sans jamais rencontrer de fond, sans jamais s’arrêter. Il y a tant de faim, de désir inassouvi, de violence. Les hommes silencieux regardent, immobiles au bord du trottoir comme des soldats de plomb, leurs yeux fixés sur le ventre des femmes, sur leurs seins, sur la courbe de leurs hanches, sur la chair pâle de leur gorge, sur leurs jambes nues. Peut-être qu’il n’y a pas d’amour, nulle part, pas de pitié, pas de douceur. Peut-être que la taie blanche qui sépare la terre du ciel a étouffé les hommes, a arrêté les palpitations de leur cœur, a fait mourir tous leurs souvenirs, tous leurs désirs anciens, toute la beauté ?