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Lalla sent le vertige continu du vide qui entre en elle, comme si le vent qui passait dans la ruelle était celui d’un long mouvement giratoire. Le vent va peut-être arracher les toits des maisons sordides, défoncer portes et fenêtres, abattre les murs pourris, renverser en tas de ferraille toutes les voitures ? Cela doit arriver, car il y a trop de haine, trop de souffrance… Mais le grand immeuble sale reste debout, écrasant les hommes de toute sa hauteur. Ce sont les géants immobiles, aux yeux sanglants, aux yeux cruels, les géants dévoreurs d’hommes et de femmes. Dans leurs entrailles, les jeunes femmes sont renversées sur les vieux matelas tachés, et possédées en quelques secondes par les hommes silencieux dont le sexe brûle comme un tison. Puis ils se rhabillent et s’en vont, et leur cigarette posée sur le bord de la table n’a pas eu le temps de s’éteindre. Dans l’intérieur des géants dévoreurs, les vieilles femmes sont couchées sous le poids des hommes qui les écrasent, qui salissent leurs chairs jaunes. Alors, dans tous ces ventres de femmes naît le vide, le vide intense et glacé qui s’échappe d’elles et qui souffle comme un vent le long des rues et des ruelles, en lançant ses tourbillons sans fin.

Tout à coup, Lalla n’en peut plus d’attendre. Elle veut crier, même pleurer, mais c’est impossible. Le vide et la peur ont fermé étroitement sa gorge, et c’est à peine si elle peut respirer. Alors elle s’échappe. Elle court de toutes ses forces le long de la ruelle, et le bruit de ses pas résonne fort dans le silence. Les hommes se retournent et la regardent fuir. La naine crie quelque chose, mais un homme la prend par le cou et la pousse avec lui à l’intérieur de l’immeuble. Le vide, un instant troublé, se referme sur eux, les étreint. Quelques hommes jettent leur cigarette dans le ruisseau et s’en vont vers l’avenue, en glissant comme des ombres. D’autres arrivent et s’arrêtent au bord du trottoir, et regardent la grande femme aux cheveux noirs debout devant la porte de l’immeuble.

Près de la gare, il y a beaucoup de mendiants qui dorment, engoncés dans leurs hardes, ou bien entourés de cartons, devant les portes. Au loin, brille l’édifice de la gare, avec ses grands réverbères blancs comme des astres.

Dans un coin de porte, à l’abri d’une borne de pierre, dans un grand lac d’ombre humide, Lalla s’est couchée par terre. Elle a rentré sa tête et ses membres le plus qu’elle a pu à l’intérieur de son grand manteau marron, tout à fait dans le genre d’une tortue. La pierre est froide et dure, et le bruit mouillé des pneus des autos la fait frissonner. Mais elle voit quand même le ciel s’ouvrir, comme autrefois, sur le plateau de pierres, et entre les bords de la taie qui se fend, en tenant les yeux bien fermés, elle peut voir encore la nuit du désert.

Lalla habite à l’hôtel Sainte-Blanche. Elle a une toute petite chambre, un réduit sombre sous les toits, qu’elle partage avec les balais, les seaux, les vieilles choses oubliées là depuis des années. Il y a une ampoule électrique, une table, et un vieux lit à sangles. Quand elle a demandé au patron si elle pouvait habiter là, il lui a dit oui simplement, sans poser de questions. Il n’a pas fait de commentaires, il a dit qu’elle pouvait dormir là, que le lit ne servait pas. Il a dit aussi qu’il déduirait l’argent de l’électricité et de l’eau de son salaire, voilà tout. Il a recommencé à lire son journal allongé sur son lit. C’est pour cela que Lalla trouve qu’il est bien, le patron, même s’il est sale et pas rasé, parce qu’il ne pose pas de questions. Tout lui est égal.

Avec Aamma, ça n’a pas été la même chose. Quand Lalla lui a dit qu’elle n’habiterait plus chez elle, son visage s’est fermé, et elle a dit des tas de choses désagréables, parce qu’elle croyait que Lalla s’en allait pour vivre avec un homme. Mais elle a été d’accord quand même, parce que de toute façon ça l’arrangeait, à cause de ses fils qui devaient bientôt venir. Il n’y aurait pas eu assez de place pour tout le monde.

Maintenant, Lalla connaît un peu mieux les gens de l’hôtel Sainte-Blanche. Ils sont tous très pauvres, venus de pays où on ne mange pas, où il n’y a presque rien pour vivre. Ils ont des visages durcis, même les plus jeunes, et ils ne peuvent pas parler très longtemps. À l’étage où habite Lalla il n’y a personne, parce que ce sont les combles, où vivent les souris. Mais juste en dessous, il y a une chambre où logent trois Noirs, des frères. Eux ne sont pas méchants, ni tristes. Ils sont toujours gais, et Lalla aime bien les entendre rire et chanter le samedi après-midi et le dimanche. Elle ne connaît pas leurs noms, elle ne sait pas ce qu’ils font dans la ville. Mais elle les rencontre quelquefois dans le couloir, quand elle va aux W.C., ou quand elle descend tôt le matin pour frotter les marches de l’escalier. Mais ils ne sont plus là quand elle va nettoyer leur chambre. Ils n’ont presque pas d’effets, juste quelques cartons pleins de vêtements, et une guitare.

À côté de la chambre des Noirs, il y a deux chambres occupées par des Nord-Africains des chantiers, qui ne restent jamais très longtemps. Ils sont gentils mais taciturnes, et Lalla ne leur parle pas beaucoup non plus. Il n’y a rien dans leurs chambres, parce qu’ils mettent tous leurs vêtements dans des valises, et les valises sous leurs lits. Ils ont peur qu’on les vole.

Celui que Lalla aime bien, c’est un jeune Noir africain qui habite avec son frère dans la petite chambre du deuxième étage, tout à fait au bout du couloir. C’est la plus jolie chambre, parce qu’elle donne sur un morceau de cour où il y a un arbre. Lalla ne connaît pas le nom de l’aîné, mais elle sait que le plus jeune s’appelle Daniel. Il est très très noir, avec des cheveux tellement frisés qu’il y a toujours des choses qui s’y accrochent, des bouts de paille, des plumes, des brins d’herbe. Il a une tête toute ronde, et un cou démesuré. Il est d’ailleurs tout en longueur, avec de longs bras et de longues jambes, et une drôle de démarche, un peu comme s’il dansait. Il est toujours très gai, il rit tout le temps quand il parle avec Lalla. Elle ne comprend pas bien ce qu’il dit, parce qu’il a un accent bizarre qui chante. Mais ça n’a pas une grande importance, parce qu’il fait des gestes très drôles avec ses longues mains, et toutes sortes de grimaces avec sa grande bouche pleine de dents très blanches. C’est lui que Lalla préfère, à cause de son visage lisse, à cause de son rire, parce qu’il ressemble un peu à un enfant. Il travaille à l’hôpital, avec son frère, et le samedi et le dimanche, il va jouer au football. C’est sa grande passion. Il a des affiches et des photos dans toute sa chambre, punaisées sur les murs, sur la porte, à l’intérieur du placard. Chaque fois qu’il voit Lalla, il lui demande quand est-ce qu’elle va venir le voir jouer au stade.

Elle y est allée une fois, un dimanche après-midi. Elle s’est installée tout à fait en haut des gradins, et elle l’a regardé. Il faisait une petite tache noire sur le gazon vert du terrain, et c’est à cela qu’elle a pu le reconnaître. Il jouait avant-centre droit, avec ceux qui conduisent l’attaque. Mais Lalla ne lui a jamais dit qu’elle était allée le voir, peut-être pour qu’il continue à lui demander de venir, avec son rire qui résonne bien fort dans les couloirs de l’hôtel.

Il y a aussi un vieil homme qui vit dans une chambre très petite, à l’autre bout du couloir. Lui ne parle jamais à personne, et personne ne sait très bien d’où il vient. C’est un vieil homme dont le visage a été mangé par une maladie terrible, sans nez ni bouche, avec juste deux trous à la place des narines et une cicatrice à la place des lèvres. Mais il a de beaux yeux profonds et tristes, et il est toujours poli et doux, et Lalla l’aime bien à cause de cela. Il vit très pauvrement dans cette chambre, presque sans manger, et il sort seulement de bonne heure le matin pour aller ramasser les fruits tombés au marché, et pour aller se promener au soleil. Lalla ne connaît pas son nom mais elle l’aime bien. Il ressemble un peu au vieux Naman, il a le même genre de mains, puissantes et agiles, des mains brûlées par le soleil et pleines de savoir. Quand elle regarde ses mains, c’est comme si elle reconnaissait un peu le paysage qui brûle, les étendues de sable et de pierres, les arbustes calcinés, les rivières desséchées. Mais lui ne parle jamais de son pays ni de lui-même, il garde cela serré au fond de lui. Il dit à peine quelques mots à Lalla, quand il la croise dans le couloir, juste sur le temps qu’il fait dehors, sur les nouvelles qu’il a entendues à la radio. Peut-être qu’il est le seul à l’hôtel qui sache le secret de Lalla, parce qu’il lui a demandé deux fois, en la regardant avec ses yeux pleins de profondeur, si ça n’était pas trop dur pour elle de travailler. Il n’a rien dit de plus, mais Lalla a pensé qu’il savait qu’elle avait un bébé dans son ventre, et elle a même eu un peu peur que le vieil homme en parle au patron, parce qu’il ne voudrait plus la garder à l’hôtel. Mais le vieil homme ne dit rien à personne d’autre. Chaque lundi, il paie d’avance une semaine de logement, sans que personne ne sache d’où lui vient son argent. Lalla est la seule a savoir qu’il est très pauvre, parce qu’il n’y a jamais rien d’autre à manger dans sa chambre que les fruits tapés qui sont tombés par terre au marché. Alors, quelquefois, quand elle a un peu d’argent devant elle, elle achète une ou deux belles pommes, des oranges, et elle les met sur l’unique chaise de la petite chambre, en faisant le ménage. Le vieil homme ne lui a jamais dit merci, mais elle voit dans ses yeux qu’il est content quand il la rencontre.