Les autres locataires, Lalla les connaît sans les connaître. Ce sont des gens qui ne restent pas, des Arabes, des Portugais, des Italiens, qui ne sont là que pour dormir. Il y a aussi ceux qui restent, mais que Lalla n’aime pas, deux Arabes du premier qui ont l’air brutal, et qui se saoulent à l’alcool à brûler. Il y a celui qui lit ses revues obscènes, et qui laisse traîner toutes ces photos de femmes nues sur son lit défait, pour que Lalla les ramasse et les regarde. C’est un Yougoslave, qui s’appelle Gregori. Un jour, Lalla est entrée dans sa chambre, et il était là. Il l’a prise par le bras et il a voulu la faire tomber sur son lit, mais Lalla s’est mise à crier et il a eu peur. Il l’a laissée partir en lui criant des injures. Depuis ce jour-là, Lalla ne met plus les pieds dans sa chambre quand il est là.
Mais tous, ils n’existent pas vraiment, sauf le vieil homme au visage mangé. Ils n’existent pas, parce qu’ils ne laissent pas de traces de leur passage, comme s’ils n’étaient que des ombres, des fantômes. Quand ils s’en vont, un jour, c’est comme s’ils n’étaient jamais venus. Le lit de sangles est toujours le même, et la chaise disloquée, le linoléum taché, les murs graisseux où la peinture cloque, et l’ampoule électrique nue au bout de son fil, avec ses chiures de mouches. Tout reste pareil.
Mais c’est surtout la lumière qui vient du dehors, à travers les carreaux sales, la lumière grise de la cour intérieure, les reflets pâles du soleil, et les bruits : bruits des postes de radio, bruits des moteurs des autos dans la grande avenue, voix des hommes qui se querellent. Bruit des robinets qui chuintent, bruit de la chasse d’eau, grincements des escaliers, bruit du vent qui agite les tôles et les gouttières.
Lalla écoute tous ces bruits, la nuit, allongée sur son lit, en regardant la tache jaune de l’ampoule électrique allumée. Les hommes ici ne peuvent pas exister, ni les enfants, ni rien de ce qui vit. Elle écoute les bruits de la nuit, comme à l’intérieur d’une grotte, et c’est comme si elle n’existait plus elle-même très bien. Dans son ventre, quelque chose tressaille, à présent, palpite comme un organe inconnu.
Lalla se love dans son lit, les genoux contre le menton, et elle essaie d’écouter ce qui bouge en elle, ce qui commence à vivre. Il y a la peur, encore, la peur qui fait fuir le long des rues et fait rebondir d’un angle à l’autre, comme une balle. Mais, en même temps, il y a une onde de bonheur étrange, de chaleur et de lumière, qui semble venir de très loin, d’au-delà des mers et des villes, et qui unit Lalla à la beauté du désert. Alors, comme chaque nuit, Lalla ferme les yeux, elle respire profondément. Lentement, la lumière grise de la chambre étroite s’éteint, et la belle nuit apparaît. Elle est peuplée d’étoiles, froide, silencieuse, solitaire. Elle repose sur la terre sans limites, sur l’étendue des dunes immobiles. À côté de Lalla, il y a le Hartani, vêtu de son manteau de bure, et son visage de cuivre noir est brillant à la lumière des étoiles. C’est son regard qui vient jusqu’à elle, qui la trouve ici, dans cette chambre étroite, dans la clarté maladive de l’ampoule électrique, et le regard du Hartani bouge en elle, dans son ventre, réveille la vie. Il y a si longtemps qu’il a disparu, si longtemps qu’elle est partie, de l’autre côté de la mer, comme si elle avait été chassée, et pourtant le regard du jeune berger est très fort ; elle le sent qui bouge vraiment au fond d’elle, dans le secret de son ventre. Alors, ce sont eux qui s’effacent, les gens de cette ville, les policiers, les hommes de la rue, les locataires de l’hôtel, tous, ils disparaissent, et avec eux leur ville, leurs maisons, leurs rues, leurs autos, leurs camions, et il ne reste plus que l’étendue du désert, où Lalla et le Hartani sont couchés ensemble. Tous deux sont enveloppés dans le grand manteau de bure, entourés par la nuit noire et les myriades d’étoiles, et ils se serrent très fort l’un contre l’autre pour ne pas sentir le froid qui envahit la terre.
Quand il y a quelqu’un qui meurt au Panier, c’est le magasin des pompes funèbres, au rez-de-chaussée de l’hôtel, qui s’occupe de tout. Au début, Lalla croyait que c’était quelqu’un de la famille du patron de l’hôtel ; mais c’est un commerçant comme les autres. Au début, Lalla pensait que les gens venaient mourir à l’hôtel et qu’on les envoyait ensuite aux pompes funèbres. Il n’y a pas beaucoup de monde dans le magasin, juste le patron, Monsieur Cherez, deux croque-morts, et le conducteur de la limousine.
Quand quelqu’un est mort au Panier, les employés partent avec la limousine, et ils vont accrocher de grandes tentures noires avec des larmes d’argent sur la porte de la maison. Devant la porte, sur le trottoir, ils installent une petite table recouverte d’une nappe noire avec aussi des larmes d’argent. Sur la table, il y a une soucoupe pour que les gens puissent mettre un petit carton avec leur nom, quand ils vont rendre visite au mort.
Quand Monsieur Ceresola est mort, Lalla l’a su tout de suite, parce qu’elle a vu son fils dans le magasin, au rez-de-chaussée de l’hôtel. Le fils de Monsieur Ceresola est un petit bonhomme gras avec pas beaucoup de cheveux et une moustache en brosse, et il regarde toujours Lalla comme si elle était transparente. Mais Monsieur Ceresola, lui, était différent. C’est quelqu’un que Lalla aime bien. C’est un Italien, pas très grand, mais vieux et maigre, et qui marche difficilement à cause de ses rhumatismes. Il est toujours habillé d’un complet-veston noir, qui doit être bien vieux aussi, parce que l’étoffe est usée jusqu’à la trame, aux coudes, aux genoux. Avec ça, il a de vieilles chaussures de cuir noir, toujours bien cirées, et quand il fait froid, il met un foulard de laine et une casquette. Monsieur Ceresola a une figure toute sèche et ridée, mais bien tannée par le grand air, des cheveux blancs coupés court, et de drôles de lunettes en écaille de tortue, raccommodées avec du sparadrap et de la ficelle.
Les gens l’aiment bien, au Panier, parce qu’il est poli et aimable avec tout le monde, et qu’il a un air de dignité, avec son habit noir démodé et ses souliers cirés. Et puis, tout le monde sait qu’il a été charpentier autrefois, un vrai maître charpentier, et qu’il est venu d’Italie avant la guerre, parce qu’il n’aimait pas Mussolini. C’est ce qu’il raconte quelquefois, quand il rencontre Lalla dans la rue, en allant faire ses courses. Il dit qu’il est arrivé à Paris sans argent, avec juste de quoi payer deux ou trois nuits d’hôtel, et qu’il ne parlait pas un mot de français ; alors quand il a demandé du savon pour se laver, on lui a monté un pot d’eau chaude.