Quand Lalla le rencontre, elle l’aide à porter ses paquets, parce qu’il marche difficilement, surtout quand il faut monter les escaliers vers la rue du Panier. Alors, en marchant, il lui parle de l’Italie, de son village, et du temps où il était ouvrier en Tunisie, et des maisons qu’il construisait, partout, à Paris, à Lyon, en Corse. Il a une drôle de voix un peu forte, et Lalla a du mal à comprendre son accent, mais elle aime bien l’entendre parler.
Maintenant il est mort. Quand Lalla a compris cela, elle a eu l’air si triste que le fils de Monsieur Ceresola l’a regardée avec étonnement, comme s’il était surpris que quelqu’un puisse penser à son père. Lalla est repartie très vite, parce qu’elle n’aime pas beaucoup respirer l’air du magasin des pompes funèbres, ni voir toutes ces couronnes de celluloïd, ces cercueils, et surtout ces croque-morts qui ont des yeux méchants.
Alors Lalla a suivi les rues, lentement, la tête baissée, et elle est arrivée comme cela jusqu’à la porte de la maison de Monsieur Ceresola. Autour de la porte, il y avait les tentures, et la petite table avec sa nappe noire et sa soucoupe. Il y avait aussi un grand tableau noir au-dessus de la porte avec deux lettres en forme de croissants de lune, comme ceci :
Lalla entre dans la maison, elle monte l’escalier aux marches étroites, comme quand elle portait les paquets de Monsieur Ceresola, lentement, en s’arrêtant à chaque palier pour reprendre son souffle. Elle est si fatiguée, aujourd’hui, elle se sent si lourde, comme si elle allait s’endormir, comme si elle allait mourir en arrivant au dernier étage.
Elle s’arrête devant la porte, elle hésite un peu. Puis elle pousse la porte, et elle entre dans le petit appartement. D’abord, elle ne reconnaît pas l’endroit, parce que les volets sont fermés et qu’il fait sombre. Il n’y a personne dans l’appartement, et Lalla avance vers la grande pièce, là où il y a une table recouverte de toile cirée, avec une corbeille de fruits. Au fond de la pièce, il y a l’alcôve avec le lit. Quand elle s’approche, Lalla aperçoit Monsieur Ceresola qui est couché sur le dos, dans le lit, comme s’il dormait. Il a l’air si tranquille, dans la pénombre, avec les yeux fermés et les mains allongées le long de son corps, que Lalla croit un instant qu’il est seulement assoupi, qu’il va bientôt se réveiller. Elle dit, à voix chuchotée, pour ne pas le déranger :
« Monsieur Ceresola ? Monsieur Ceresola ? »
Mais Monsieur Ceresola ne dort pas. Cela se voit à ses habits, toujours le même complet veston noir, les mêmes souliers cirés ; mais le veston est un peu de travers, avec le col qui se soulève derrière la tête, et Lalla pense qu’il va être froissé. Il y a une ombre grise sur les joues et sur le menton du vieillard, et des cernes bleus autour de ses yeux, comme s’il avait été frappé. Lalla pense encore au vieux Naman, quand il était couché par terre dans sa maison et qu’il ne pouvait plus respirer. Elle pense à lui si fort, que pendant quelques secondes c’est lui qu’elle voit, couché sur le lit, le visage effacé par le sommeil, les mains étendues le long de son corps. La vie tremble encore dans la pénombre de la chambre, avec un murmure très bas, à peine perceptible. Lalla s’approche tout près du lit, elle regarde mieux le visage éteint, couleur de cire, les cheveux blancs qui tombent sur ses tempes en mèches raides, la bouche entrouverte, les joues creusées par le poids de la mâchoire qui pend. Ce qui rend le visage étrange, c’est qu’il ne porte plus les vieilles lunettes d’écaille ; il semble nu, faible, à cause de ces marques qui ne servent plus, sur le nez, autour des yeux, le long des tempes. Le corps de Monsieur Ceresola est devenu tout d’un coup trop petit, trop maigre pour ces habits noirs, et c’est comme s’il avait disparu, comme s’il ne restait plus que ce masque et ces mains de cire, et ces habits mal ajustés sur des cintres trop étriqués. Alors, soudain, la peur revient sur Lalla, la peur qui brûle la peau, qui trouble le regard. La pénombre est étouffante, elle est un poison qui paralyse. La pénombre vient du fond des cours, elle suit les rues étroites, à travers la vieille ville, elle noie tous ceux qu’elle trouve, prisonniers dans les chambres étroites : les petits enfants, les femmes, les vieillards. Elle entre dans les maisons, sous les toits humides, dans les caves, elle occupe les moindres fissures.
Lalla reste immobile devant le cadavre de Monsieur Ceresola. Elle sent le froid le gagner, et la drôle de couleur de cire recouvrir la peau de son visage et de ses mains. Elle se souvient encore du vent mauvais qui a soufflé cette nuit-là sur la Cité, quand le vieux Naman était en train de mourir ; et du froid qui semblait sortir de tous les trous de la terre pour anéantir les hommes.
Lentement, sans quitter des yeux le corps mort, Lalla recule vers la porte de l’appartement. La mort est dans l’ombre grise qui flotte entre les murs, dans l’escalier, sur la peinture écaillée des couloirs. Lalla descend aussi vite qu’elle peut, le cœur battant, les yeux pleins de larmes. Elle se jette dehors, et elle essaie de courir, vers le bas de la ville, vers la mer, entourée par le vent et par la lumière.
Mais une douleur dans son ventre l’oblige à s’asseoir par terre, pliée sur elle-même. Elle geint, tandis que les gens passent devant elle, la regarde furtivement, et s’éloignent. Ils ont peur, eux aussi, cela se voit à la façon qu’ils ont de marcher en rasant les murs, un peu déjetés, comme les chiens au poil hérissé.
La mort est partout, sur eux, pense Lalla, ils ne peuvent pas s’échapper. La mort est installée dans le magasin noir, au rez-de-chaussée de l’hôtel Sainte-Blanche, parmi les bouquets de violettes en plâtre et les dalles en marbre aggloméré. Elle habite là-bas, dans la vieille maison pourrie, dans les chambres des hommes, dans les couloirs. Ils ne le savent pas, ils ne s’en doutent même pas. La nuit, elle quitte le magasin des pompes funèbres, sous forme de cafards, de rats, de punaises, et elle se répand dans toutes les chambres humides, sur toutes les paillasses, elle rampe et grouille sur les planchers, dans les fissures, elle emplit tout comme une ombre empoisonnée.
Lalla se relève, elle marche en titubant, les mains pressées sur le bas de son ventre, là où il y a une douleur qui proémine. Elle ne regarde plus personne. Où pourrait-elle aller ? Eux, ils vivent, ils mangent, ils boivent, ils parlent, et pendant ce temps-là, le piège se referme sur eux. Ils ont tout perdu, exilés, frappés, humiliés, ils travaillent dans le vent glacé des routes, sous la pluie, ils creusent des trous dans la terre caillouteuse, ils brisent leurs mains et leur tête, rendus fous par les marteaux pneumatiques. Ils ont faim, ils ont peur, ils sont glacés par la solitude et par le vide. Et quand ils s’arrêtent, il y a la mort qui monte autour d’eux, là, sous leurs pieds, dans le magasin, au rez-de-chaussée de l’hôtel Sainte-Blanche. Là, les croque-morts aux yeux méchants les effacent, les éteignent, font disparaître leur corps, remplacent leur visage par un masque de cire, leurs mains par des gants qui sortent de leurs habits vides.
Où aller, où disparaître ? Lalla voudrait trouver une cachette, enfin, comme autrefois, dans la grotte du Hartani, en haut de la falaise, un endroit d’où on verrait seulement la mer et le ciel.