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Elle arrive jusqu’à la placette, et elle s’assoit sur le banc de plastique, devant le mur de la maison abîmée, aux fenêtres vides comme les yeux d’un géant mort.

Ensuite, il y a eu une sorte de fièvre, un peu partout, dans la ville. Peut-être à cause du vent qui s’est mis à souffler, à la fin de l’hiver, non pas le vent de malheur et de maladie, comme lorsque le vieux Naman avait commencé à mourir ; mais un vent de violence et de froid, qui passait dans les grandes avenues de la ville en soulevant la poussière et les vieux journaux, un vent qui enivrait, qui faisait tituber. Lalla n’a jamais senti un vent pareil. Cela entre à l’intérieur de la tête et tourbillonne, traverse le corps comme un courant froid, en chassant de grands frissons. Alors, dès qu’elle est dehors, cet après-midi, elle part en courant, droit devant elle, sans même regarder la boutique des pompes funèbres où s’ennuie l’homme en noir.

Au-dehors, dans les grandes avenues, il y a beaucoup de lumière, parce que le vent l’a amenée avec lui. Elle bondit, elle étincelle sur les coques des autos, sur les vitres des maisons. Cela aussi entre à l’intérieur de la tête de Lalla, cela vibre sur sa peau, fait étinceler ses cheveux. Elle voit autour d’elle, aujourd’hui, pour la première fois depuis si longtemps, la blancheur éternelle des pierres et du sable, les éclats coupants comme le silex, les étoiles. Loin devant elle, au bout de la grande avenue, dans le brouillard de lumière apparaissent les mirages, les dômes, les tours, les minarets, et les caravanes qui se mêlent au grouillement des gens et des autos.

C’est le vent de la lumière, venu de l’ouest, et qui va dans la direction des ombres. Lalla entend, comme autrefois, le bruit de la lumière crépitant sur l’asphalte, le bruit long des reflets sur les vitres, tous les craquements de braise. Où est-elle ? Il y a tant de lumière qu’elle est comme isolée au centre d’un réseau d’aiguilles. Peut-être qu’elle marche maintenant sur l’immense étendue de pierres et de sable, là où attend le Hartani, au centre du désert ? Peut-être qu’elle rêve en marchant, à cause de la lumière et du vent, et que la grande ville va bientôt se dissoudre, s’évaporer dans la chaleur du soleil levant, après la terrible nuit ?

À l’angle d’une rue, près de l’escalier qui conduit à la gare, Radicz le mendiant est debout devant elle. Son visage est fatigué et anxieux, et Lalla a du mal à le reconnaître, parce que le jeune garçon est devenu semblable à un homme. Il porte des habits que Lalla ne connaît pas, un complet veston marron qui flotte sur son corps osseux, et de grandes chaussures de cuir noir qui doivent blesser ses pieds nus.

Lalla voudrait lui parler, lui dire que Monsieur Ceresola est mort, et qu’elle ne retournera plus jamais travailler à l’hôtel Sainte-Blanche, ni dans aucune de ces chambres où la mort peut venir à chaque instant, et vous transformer en masque de cire ; mais il y a trop de vent et trop de bruit pour parler, alors elle montre à Radicz la poignée de billets de banque tout froissés dans sa main.

« Regarde ! »

Radicz ouvre de grands yeux, mais il ne pose pas de questions. Peut-être qu’il croit que Lalla a volé cet argent, ou pire encore.

Lalla remet les billets dans la poche de son manteau. C’est tout ce qui reste de ces jours passés dans la noirceur de l’hôtel, à frotter les linos avec la brosse en chiendent, et à balayer les chambres grises qui sentent la sueur et le tabac. Quand elle a dit au patron de l’hôtel qu’elle s’en allait, lui non plus n’a rien dit. Il est sorti de son vieux lit jamais fait, et il est allé jusqu’au coffre-fort, au fond de sa pièce. Il a pris l’argent, il l’a compté, et il a ajouté une semaine d’avance, et il a donné tout ça à Lalla, puis il est allé se recoucher sans rien dire de plus. Il a fait tout ça sans se presser, en pyjama, avec ses joues mal rasées et ses cheveux sales, et ensuite il a repris la lecture de son journal, comme si rien d’autre n’avait d’importance.

Alors, maintenant, Lalla est ivre de liberté. Elle regarde tout autour d’elle, les murs, les fenêtres, les autos, les gens, comme s’ils étaient des formes seulement, des images, des fantômes, que le vent et la lumière allaient balayer.

Radicz a l’air si malheureux que Lalla a pitié de lui.

« Viens ! » Elle entraîne le jeune garçon par la main, à travers les remous de la foule. Ensemble ils entrent dans un magasin très grand, où brille la lumière, pas la belle lumière du soleil, mais une lueur blanche et dure, que renvoient les quantités de miroirs. Mais cette lueur enivre aussi, elle étourdit et aveugle. Avec Radicz qui titube un peu derrière elle, Lalla traverse la région des parfums, des cosmétiques, des perruques, des savonnettes. Elle s’arrête un peu partout, elle achète plusieurs savons de toutes les couleurs, qu’elle fait sentir à Radicz. Puis des petits flacons de parfum, qu’elle respire un instant en marchant le long des allées, et cela fait tourner la tête, jusqu’à l’écœurement. Rouges à lèvres, verts à paupières, noirs, ocres, fonds de teint, brillantines, crèmes, faux cils, fausses mèches, Lalla se fait montrer tout cela, et elle le montre à Radicz, qui ne dit rien ; puis elle choisit longuement une petite bouteille carrée de vernis à ongle couleur de brique, et un tube de rouge à lèvres écarlate.

Elle est assise sur un haut tabouret, devant un miroir, et elle essaie les couleurs sur le dessus de sa main, tandis que la vendeuse aux cheveux de paille la regarde avec des yeux stupides.

À l’étage, Lalla se faufile entre les vêtements, toujours en tenant Radicz par la main. Elle choisit un tee-shirt, une salopette de travail en denim bleu, puis des sandales de tennis et des chaussettes rouges. Elle laisse derrière, dans le salon d’essayage, sa vieille robe-tablier grise et ses sandales de caoutchouc, mais elle garde le manteau marron parce qu’elle l’aime bien. Maintenant, elle marche plus légèrement, en rebondissant sur ses semelles élastiques, une main dans la poche de sa salopette. Ses cheveux noirs tombent en lourdes boucles sur le col de son manteau, étincellent à la lumière de l’électricité blanche.

Radicz la regarde et la trouve belle, mais il n’ose pas le lui dire. Ses yeux sont brillants de joie. Il y a comme l’éclat du feu dans le noir des cheveux de Lalla, dans le cuivre rouge de son visage. Maintenant, c’est comme si la lumière de l’électricité avait ranimé la couleur du soleil du désert, comme si elle était venue là, dans le Prisunic, directement du chemin qui vient des plateaux de pierres.

Peut-être que tout a disparu, réellement, et que le grand magasin est seul au centre d’un désert sans fin, pareil à une forteresse de pierre et de boue. Mais c’est la ville entière que le sable entoure, que le sable enserre, et on entend craquer les superstructures des immeubles de béton, tandis que courent les fissures sur les murs, et que tombent les panneaux de verre miroir des gratte-ciel.

C’est le regard de Lalla qui porte la force brûlante du désert. La lumière est ardente sur ses cheveux noirs, sur la natte épaisse qu’elle tresse au creux de son épaule, en marchant. La lumière est ardente dans ses yeux couleur d’ambre, sur sa peau, sur ses pommettes saillantes, sur ses lèvres. Alors, dans le grand magasin plein de bruit et d’électricité blanche, les gens s’écartent, s’arrêtent sur le passage de Lalla et de Radicz le mendiant. Les femmes, les hommes s’arrêtent, étonnés, car ils n’ont jamais vu personne qui leur ressemble. Au centre de l’allée, Lalla avance, vêtue de sa salopette sombre, de son manteau brun qui s’ouvre sur son cou et sur son visage couleur de cuivre. Elle n’est pas grande, et pourtant elle semble immense quand elle avance au centre de l’allée, puis quand elle descend sur l’escalier roulant vers le rez-de-chaussée.